Je n’ai pas encore trouvé de plus beau poème sur cette fleur que les deux textes de Rainer Maria Rilke. Bon, d’accord c’est aussi un de mes poètes préférés même si j’ai peu publié de ses textes jusqu’ici (mais Baudelaire est aussi un de mes poètes préférés et je n’ai rien publié de lui…c’est dire si je vais continuer à publier dans ce blog car il faut rattraper tout ça..).
Le mot « hortensia » n’a, parait-il, aucune valeur botanique, il s’agit d’une dénomination purement horticole. Mais nous serions bien embêtés de devoir appeler ces fleurs Hydrangea. Et l’histoire est belle car c’est le naturaliste voyageur Philibert Commerson qui donna ce nom à l’une des variantes de l’arbuste qu’il découvrit au printemps 1771, un nom dérivé du latin hortus, qui signifie jardin, et choisi en hommage à Nicole-Reine Lepaute, calculatrice et astronome française, Hortense dans l’intimité.
Ces deux poèmes sont insérés dans le recueil « Nouveaux poèmes » et Rilke avait pensé un temps donner à la première partie du recueil celui d’« Hortensia bleu » écrit à Paris en juillet 1906 et « Hortensia rose » écrit à l’automne 1907 à Paris, ou à Capri le 18 août 1908 à la deuxième partie.
Les fleurs occupent une place importante dans la poésie de Rilke, et plus particulièrement les roses. Dans son évocation des hortensias, la couleur est au premier plan, présente dans le titre de chacun des poèmes. Nous savons tous combien l’hortensia a une faculté de couleur particulière. Le rose et le bleu, bien entendu, grâce à cet arrosage particulier, mais aussi une palette constamment en évolution au moment où ils éclosent puis se fanent, raison pour laquelle il s’agit d’une fleur recherchée lorsqu’elle est séchée. Rilke, écrivent les spécialistes, ne conçoit pas la couleur comme une « housse qui recouvrirait les choses » (Überzug über die Dinge), mais comme un affleurement, et un événement : les couleurs ne « sont » pas, elles adviennent, elles apparaissent et disparaissent, prises dans le mouvement perpétuel de la coloration et de la décoloration.
« Hortensia bleu » est un sonnet dans lequel il serait difficile de reconnaître la fleur si elle n’était pas nommée dans le titre. C’est par les couleurs que le lecteur ressent la présence d’une fleur. Pour rendre des tonalités, le poète, qui n’a pas la possibilité de mélanger les couleurs comme le peintre auquel il fait allusion dans le premier vers, utilise des mots qu’il doit juxtaposer et qu’il peut relier par le rythme. L’opposition entre deux couleurs-vert et bleu- parcourt tout le texte, d’autres couleurs ne surgissant brièvement que dans le deuxième quatrain. La couleur bleue, qui fascinait Rilke, est la dominante du poème. Elle évoque bien d’autres choses que la fleur, dont les caractéristiques (feuilles, ombelles) sont éloignées de la couleur. Rilke veut atteindre l’essence des choses. Il utilise, comme souvent, le reflet et le thème central est bien le passage du temps, que l’hortensia figure si bien, comme fleur mais aussi en raison de ses évolutions de couleur. Dans le deuxième quatrain, le bleu de la fleur est comparé à celui de vieux papiers à lettres, de feuilles qui ont absorbé plusieurs couleurs, comme si elles étaient imprégnées de moments successifs du temps. Puis, la contemplation de l’hortensia fait surgir une autre image, celle de tabliers d’enfants, référence à cette période que Rilke considère comme une des plus riches parce que le monde extérieur est pour l’enfant un trésor qui s’offre à son imaginaire sans que le jugement n’altère les images perçues. Ce texte est la célébration de la seule loi que Rilke perçoit dans le monde: celle de la vie indissociable de la mort. Il évoque la pâleur, la dilution, l’effacement, la presque-disparition de la couleur : « un reste de vert », « un reflet pâle et dilué » (v. 5), « les couleurs délavées », « la brièveté d’une vie » puis sa renaissance au sein d’une union de couleurs.
« Hortensia rose », constitué seulement de douze vers présente plusieurs points communs avec le précédent, à commencer par la structure de son titre et la place de la couleur. Mais il est aussi très différent, notamment par l’utilisation de l’adjectif démonstratif et la formulation de questions qui interpellent le lecteur. Le poème se distingue aussi de Hortensia bleu par l’accumulation de mots qui expriment une hypothèse: il s’ouvre par une question, suivie de deux autres dans la deuxième strophe, tandis qu’un verbe au subjonctif indique une irréalité dans le onzième vers.
Ce texte, qui a ma préférence, nous renvoie à nos propres questions sur le passage du temps et de la vie à la mort, du visible à l’invisible, d’une façon très subtile qui dépasse, à mon sens, du fait de sa complexité, les autres poèmes sur la durée fugace des fleurs comme analogie de notre passage sur terre. On pourrait le lire ainsi: qui imaginait (« supposait ») la vie (« ce rose ») ? Qu’en reste-t-il si nous ne demandons rien en échange ? Le paradis ? Et si nous sacrifions cette perte pour tout ignorer de la mort ? Ce vert qui « a écouté » « et sait tout » est-il une promesse de renaissance ?
Pour ceux qui connaissent l’allemand, l’adverbe «jetzt» traduit la sensation d’un processus qui a lieu dans l’instant et se révèle brusquement, tandis que le verbe au présent relatif à la fanaison, «verwelkt», correspond à l’idée d’un processus inscrit dans la durée. Le verbe «weiß», également au présent, se rapporte à un savoir qui survit à la chose qui l’a transmis. Ils pourront aussi, mieux que moi, relever l’harmonie que créent les assonances («erführe», «verblühn«), les allitérations («lächelt», «Luft» et des rimes telles que «Dolden» et «vergolden».
Hortensia bleu
Comme le dernier vert dans les pots de couleurs
telles sont ses feuilles : sèches, rugueuses, émoussées,
derrière les ombelles de fleurs, dont le bleu
n’est pas d’elles, mais le reflet d’un bleu lointain.
Elles le reflètent épars et imprécis
comme si elles voulaient le perdre de nouveau
et comme sur les vieux papiers à lettres bleus
il y a du jaune du gris, du violet en elles ;
d’un tablier d’enfant le teint délavé,
quelque chose qu’on ne porte plus, à quoi plus rien n’arrive :
comme on ressent la brièveté d’une vie.
Pourtant tout à coup le bleu semble renaître
dans une des ombelles et l’on perçoit
un bleu émouvant se réjouir du vert.
Blaue Hortensie
So wie das letzte Grün in Farbentiegeln
sind diese Blätter, trocken, stumpf und rau,
hinter den Blütendolden, die ein Blau
nicht auf sich tragen, nur von ferne spiegeln.
Sie spiegeln es verweint und ungenau,
als wollten sie es wiederum verlieren,
und wie in alten blauen Briefpapieren
ist Gelb in ihnen, Violett und Grau;
Verwaschenes wie an einer Kinderschürze,
Nichtmehrgetragenes, dem nichts mehr geschieht:
wie fühlt man eines kleinen Lebens Kürze.
Doch plötzlich scheint das Blau sich zu verneuen
in einer von den Dolden, und man sieht
ein rührend Blaues sich vor Grünem freuen.
Hortensia rose
Qui supposait ce rose? Et qui savait
qu’il s’amassait en ces ombrelles ?
Tels des objets dorés que leur or abandonne,
leur rose les abandonne, doucement, comme usé.
Pour n’avoir rien voulu en échange du rose,
reste-t-il donc pour elles, un sourire dans l’air ?
Des anges sont-ils prêts qui tendrement l’accueillent
quand il s’éteint, magnanime comme un parfum ?
Ou bien peut-être le sacrifient-elles
pour qu’il ne sache pas ce que c’est que flétrir ?
Mais sous ce rose un vert a écouté
qui se fane à présent, et sait tout.
Rosa Hortensie
Wer nahm das Rosa an? Wer wusste auch,
dass es sich sammelte in diesen Dolden?
Wie Dinge unter Gold, die sich entgolden,
entröten sie sich sanft, wie im Gebrauch.
Dass sie für solches Rosa nichts verlangen.
Bleibt es für sie und lächelt aus der Luft?
Sind Engel da, es zärtlich zu empfangen,
wenn es vergeht, großmütig wie ein Duft?
Oder vielleicht auch geben sie es preis,
damit es nie erführe vom Verblühn.
Doch unter diesem Rosa hat ein Grün
gehorcht, das jetzt verwelkt und alles weiß.
Rainer Maria Rilke
Pour retrouver sur ce blog une présentation de
Rainer Maria Rilke
Hortensia bleu, lu en allemand
Hortensia rose, lu en allemand
Merci! Je suis toujours aussi impressionnée par ta culture… Bon week-end, Marie-Noëlle
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Merci Marie-Noelle ! Ma culture est pleine de trous hélas mais ça me fait plaisir de partager
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Le thème des hortensias était très prisé des symbolistes et des décadents – sans doute parce que leur couleur bleue est obtenue artificiellement et qu’elle est donc rare et précieuse. Je pense au recueil de R. de Montesquiou justement intitulé « Les hortensias bleus », et que Rilke a peut-être lu.
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Merci pour cette référence ! Bonne soirée à vous
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Merci ! Bonne journée à vous !
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poèmes magnifiques, et vous en faites une belle analyse. Quelles trouvailles de la part de Rilke, cette idée que la fleur puisse échanger sa couleur contre autre chose et son pouvoir de renoncement au moment ultime où peut-être elle le pourrait.
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Merci beaucoup pour ce commentaire ! Ça me fait très plaisir que vous aimiez ces textes que je trouve impressionnants sans toujours savoir l’expliquer.
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