Thomas Cole, Drean Of Arcadia, 1838

Il y a quelques jours, alors que je disais à mon fils être, contrairement à lui, totalement hermétique au fantastique, il m’a répliqué « Mais tu ne rêves pas ?».

Cet échange me trottait encore dans la tête le lendemain. Sortant mon calepin dans le RER (assise pour une fois), afin de prendre quelques notes pour ce billet, j’ai été interrompue par mon voisin, qui m’a signalé que des feuillets étaient tombés de mon carnet. Des rêves. Que je note quand je m’en souviens, pour accéder à mon fichu inconscient.

S’agit-il donc de rêver d’un autre monde (où la terre serait ronde), ou de ce qui nous agite dans le fond ? C’est tout le problème de rêver, ce verbe à l’étymologie fort incertaine, nous dit le dictionnaire historique de la langue française, mais dont on peut affirmer qu’il a d’abord eu le sens de « délirer », puis laisser aller sa pensée sur des choses « vagues ». C’est au XVIIe siècle que se seraient affirmées les deux significations de « voir en songe pendant le sommeil » et « se représenter comme réalité ce qu’on désire ardemment ».

On rêve avant tout la nuit. Le mot rêve, dérivé implicite de rêver est d’ailleurs apparu, à côté de « songes », pour désigner la suite d’images qui se présentent à nous durant le sommeil. Un individu rêve en moyenne 100 minutes soit 1 h 40 chaque nuit. Ainsi, une personne de 60 ans a passé environ 5 années de sa vie à rêver et, au total, 20 à dormir. Il est donc normal que nous nous demandions ce qui se passe pendant ces heures et ce que nous disent ces fichus rêves. Freud disait que c’était la réalisation d’un désir, ce qui ne m’arrange pas puisque je fais pas mal de cauchemars. Le biologiste Yves Delage affirme que  l’imagination n’a rien à voir là-dedans. Le rêve est selon lui le produit d’images enregistrées par le passé. Ces images ressortent de façon décomposées le plus souvent, voire recomposées d’une autre façon, qu’il s’agisse de personnages ou d’événements. C’est pourquoi il n’est pas si rare, comme le propose Google de « rêver de son ex ». Mais certains sont persuadés que rêver est prémonitoire et si vous voulez vous amuser je vous conseille ce site d’interprétation des rêves. Par exemple, si vous rêvez que vous achetez quelque chose, acte banal s’il en est, cela signifie « que vos souhaits se réaliseront » mais si ce sont des instruments de toilette « vous recevrez bientôt la visite d’une personne que vous aimez » tandis que « si vous rêvez que vous achetez pour une tiers personne cela indique que vous souffrirez d’humiliation ». A chaque type de rêve on vous donne une combinaison de chiffres de chance à jouer. pour acheter, il y en a beaucoup: 6.8.33.37.41. Bonne chance ! Il m’arrive plutôt de rêver que je suis dans les transports parisiens et je suis inquiète de voir que « Rêver de métro signifie parfois que vous atteindrez vos objectifs par des moyens détournés. ». Heureusement « Voir passer le métro en rêve, annonce une période de tranquillité ».

Rêver éveillé n’a rien à voir avec rêver endormi. Ce que confirme Victor Hugo : « Voici comment le problème du mariage est posé : le mari attend et veut la paix, le calme plat et l’épuisement ; la femme rêve les émotions du commencement, les joies de l’âme, le mois d’avril, l’aube ! L’un veut dormir, l’autre s’éveille. » Rêver éveillé c’est laisser aller sa pensée au gré des associations d’idées, de sentiments, de souvenirs, sans toutefois que l’on soit forcément sur le divan. Ce peut-être méditer. Mais le plus souvent il s’agit d’espérer, de désirer. La capacité de rêver, d’imaginer, est, parait-il, à l’origine de tous les projets. C’est donc une qualité pour un entrepreneur, une faculté moderne ai-je lu sur internet. Néo-libérale. Qui se heurte pourtant à la simplification du monde. Comme le constate, Bjarne Stroustrup[1]: « J’ai toujours rêvé d’un ordinateur qui soit aussi facile à utiliser qu’un téléphone. Mon rêve s’est réalisé : je ne sais plus comment utiliser mon téléphone ».

Rêver, avoir des projets, ne suffit pas puisqu’il faut les transformer en réalité, donc avoir du réalisme, ce qui parait assez contradictoire. Comme disait Coluche : « On croit que les rêves, c’est fait pour se réaliser. C’est ça, le problème des rêves : c’est que c’est fait pour être rêvé. » Il faut pas rêver ! Alors, s’agit-il de rêver un « impossible rêve » à la suite de ce magnifique personnage de Don Quichotte dont l’histoire serait à la fois le contraste éternel entre rêve et réalité et une parodie des mœurs médiévales, de l’idéal chevaleresque. Pourtant, nous n’avons oublié qu’en apparence l’attraction de cette société du passé, cette base du romantisme. N’est-ce pas chers amateurs de Games of Thrones et autres MMORPG[2] médiévaux ?

Le rêve dont parlait mon fils n’est-il pas tout simplement la capacité à imaginer un autre monde ? Sur ce point, mon hermétisme explique peut-être que je sois si peu réceptive aux idées de table rase et aux projets de nouvelles sociétés, que je vois assez vite comme des films d’horreur. J’ai tendance à suivre Pierre Reverdy (qui n’est pas le plus optimiste des poètes) quand il écrit : « Le seul bonheur c’est aimer de vivre — de suivre, tout en luttant, le courant irrésistible de la vie. Ce n’est que parce que l’on est fort que l’on s’adapte à la réalité qui est aussi savoureuse que rude, et parce qu’on est faible qu’on se replie sur soi pour la rêver telle que l’on désirerait qu’elle fût. »

Je sais bien que les rêveurs (de gauche) me diront que cette position est bien  trop soumise au réel. Que serait-il arrivé si Martin Luther King n’avait pas dit qu’il avait un rêve ? Pourtant ils seront les premiers à être d’accord avec Gustave Thibon[3] : « Faire rêver les hommes est souvent le moyen le plus sûr de les tenir endormis – précisément parce que le rêve leur donne l’illusion d’être éveillés ».

On peut conclure avec Shakespeare, par la voix de Prospero : « Nous sommes faits de la même étoffe que les songes et notre petite vie, un somme la parachève. »[4] Ou avec Calderon de la Barca[5], par celle de Sigismund « Dans ce monde, en conclusion, chacun rêve ce qu’il est, sans que personne  s’en rende compte. Moi, je rêve que je suis ici, chargé de ces fers, et j’ai rêvé que je me voyais dans une autre condition plus flatteuse. Qu’est-ce que la vie? – Une fureur. Qu’est-ce que la vie ? – Une illusion, une ombre, une fiction, et le plus grand bien est peu de chose, car toute la vie est un songe, et les songes mêmes ne sont que songes».

[1] Informaticien, écrivain et professeur de sciences informatiques danois. Il est connu pour être l’auteur du langage de programmation C++, l’un des plus utilisés dans le monde

[2] jeu de rôle en ligne massivement multijoueurs, pour les femmes et les plus âgés (bientôt une plainte pour discrimination je le sens…).

[3] Philosophe, métaphysicien et poète français

[4] La Tempête

[5] Pedro Calderon de la Barca, La vie est un songe