Marche

Je reprends la route sèche de mon cœur sans mémoire – les mots sont les cailloux désordonnés et les phrases la trace argileuse du chemin, presque effacée dans le chaos lumineux des premiers jours – suivant la ligne qui glisse sur l’horizon où se fondent les messages secrets des rares souvenirs. L’horizon tremble comme la gaze d’une pensée volatile. Derrière son orbe de bronze je devine la fin d’une existence fragile, sans regret, sans espoir, sans douleur. Je regarde fixement le trou où la lumière des astres disparus brûle intensément : un voile gris embrumera mon âme si ma colère ne déchire plus le ciel.

Il me faut gratter la terre – tour à tour grotesque animal, chair sublimée, vapeur incandescente, âme fauve à canon d’électron – des images plein les yeux, souvenirs ou mensonges. Et il me faut hurler nu et sexe dressé, honte bue, dans le faisceau d’étoile, enveloppé des voix grondantes et des yeux ombrageux des spectres du monde, pour disparaître en eux derrière l’effort de la marche, avec les pieds ensanglantés et le ventre chaud, dans la douceur du jour qui s’éteint. Dans mes mains, les stigmates d’un Christ fatigué, avant d’imaginer son sourire.

J’ai démonté pierre à pierre le mur de refend, ma mémoire brûlée par un astre perdu a été emportée dans ce territoire longtemps hermétiquement scellé ; j’y ai revu le cloaque, l’eau de ce fleuve immobile, une ancienne robe blanche, décomposée; j’ai cru apercevoir une autre existence, qui cheminait avec la mienne, dans la pénombre.

Me faut-il, avant la fin que mon esprit fatigué pressent, reconstruire ce mur, retrouver la force de la colère et de l’oubli, recréer le calcaire avec ce qui gît dans les profondeurs, ou en faire disparaître jusqu’aux fondations, laisser se déverser cette eau alourdie vers un lit de galets et apprendre à y marcher, pieds nus ? Ce que je vous dirais alors, de ma voix réunie, je l’ignore encore.

Forêts

Forêt de frênes ou ripisylve des lônes ?
Je parcours ce qu’il me reste d’espace dans les parfums musqués et la lumière grise,
marchant près des plantes ligneuses sur le sol gorgé des eaux stagnantes des vieux bras du Rhône,
comme je l’ai fait dans mon adolescence, les pieds humides, prisonniers du lierre terrestre,
les mains égratignées par les ronces bleues, j’imagine ma tête, sous les rameaux,
caressée par les chatons ballants des aulnes, et mes doigts frottant les bords dentés des feuilles
arrachées aux charmes comme des cœurs perdus.

Ai-je perdu mon cœur
contre la doublure soyeuse
à l’envers des branches
à la cadence du sang ?

Ai-je rêvé le vent et son
froissement dans les feuilles
lorsque ton regard soutenait
le ciel au-dessus de nous ?

Ai-je terminé ma course
au pied des chênes tauzin ?
Les frênes me protègent encore
de la foudre.