Aparté (extrait)

Aparté est un roman d’amour épistolaire de Philippe Moron qui relate une passion adultère née à l’aube du confinement de mars 2020. Les deux protagonistes se sont créé des noms de fiction, Lou-Anne pour elle et Loup pour lui. Leur lutte est celle d’un amour absolu contre tout ce qui nous rappelle au raisonnable. Et ils ne resteront pas unis jusqu’au bout dans cette lutte. Le court extrait publié ici, fragment du journal intime de Loup, prend place après la rupture, qu’il appelle le déluge.

Philippe Moron : Les Amants enlacés

Tu n’as pas dit les mots des amants, les mots d’adieu qui restent pour la vie après la séparation. Tu n’as pas posé le dernier baiser, celui qui résume tous ceux de la passion. Tu n’as pas écrit la dernière lettre, celle qui absout la douleur du départ. Tu n’as pas porté l’anneau de l’union secrète avec la date de notre première nuit, celle qui annonçait des nuits plus belles et plus lumineuses, que nous n’avons pas eu le temps de vivre.

Peut-être es-tu heureuse maintenant, peut-être t’es-tu dissoute dans un rôle taillé pour une autre, peut-être as-tu fait disparaître ton âme derrière une colline ou une barrière de brume. Je ne saurai pas ce qu’est devenu celle que j’invente encore malgré moi, dans le lieu hors du temps où notre affection, sans nous, survit à la folie.

Je garde pour toi une barbe de trois aubes, et le frottement de mes éclats d’étoile pour abolir les jours séparés de tes bras. Mes mains sont blanches comme autrefois et mes veines bleutées. Dans tes nuits de doute, tu entendras mon âme battre et tu reverras ton visage dans mes caresses lentes : ne les as-tu pas espérées autant que moi, ton sourire et tes rides amères au coin des yeux ?

Les lieux où nous nous sommes enlacés ont disparu. Des Hommes les ont effacés pour toi – tu ne te souviens de rien. D’autres amants se coucheront dans des lits neufs, leurs corps défaits rejoueront nos batailles sur les champs immenses où les orages battaient au loin.

Je garde le couteau près de ma hanche, pour toi – tu sais trancher et rompre. Cette fois vise la gorge plus que le cœur, ne tremble plus, je m’armerai d’histoire, tu garderas silence. Quand je ne t’aimerai plus, tu fermeras mes yeux. Quand tu m’auras renié, tu m’aimeras enfin.

Dans ma main crispée, il y aura l’anneau que tu n’as pas porté.

Rapa Nui (extrait)

La lumière de l’aube sourd des profondeurs. Une houle blanche disperse sur l’horizon des ombres fantomatiques. Je lève la tête vers le ciel, je vois un océan de plomb. Les vents semblent avoir inversé nadir et zénith. Aurais-je atteint l’extrême limite de la vie ? Peut-être suis-je encore captive d’une force qui déploie en moi son imagination, son rêve, car ce qui a remplacé la nuit n’est ni le jour, ni la réalité. Je serre encore dans mes mains l’instrument à l’origine de la tempête.

Ma tête est aussi lourde que les flots du ciel où je tombe, désorientée, incertaine de mon existence. Qui suis-je ? Je me pose la question pour la première fois. Jusqu’ici, ma vie n’avait été qu’une succession d’histoires – histoires qui constituaient mon identité. Je les recueillais lors de mes voyages, et j’aimais celles qu’il me racontait. Jamais je n’aurais cru que l’une d’elles puisse se déchaîner sur le monde. Je suis revenue sur l’île, après sa disparition en mer, pour être près de lui et pour l’entendre. Mais ce n’est pas la voix de mon père qui est sortie des profondeurs.

J’ai parcouru du regard la ligne des écueils. Les têtes de roche affleuraient. La mer amorçait sa descente. Les yeux encore embués, j’ai tourné la tête vers le bastingage, là où, pendant la traversée, engourdie par le bruissement de la houle sur l’étrave, j’avais aperçu une jeune femme aux bras nus, appuyée en plein vent au garde-corps. J’avais encore en tête sa robe noire, légère malgré les embruns, sa peau laiteuse, les taches de son sur ses épaules, quand les claquements des ponts de débarquement m’ont tiré de ma rêverie. A terre, j’ai pris la direction des mégalithes. Je suis passée devant la croix du cimetière – je n’avais là aucune tombe devant laquelle me recueillir. J’ai longé l’enceinte de l’église dont les hautes fenêtres, selon l’heure du jour, ressemblaient aux hublots d’un navire ou aux yeux globuleux du Léviathan. Plus loin, à l’écart du bourg, j’ai retrouvé la maison de mon père. Elle était à présent la mienne. J’étais seule à en posséder la clé.

Les herbes de la route, battues par les vents, avaient franchi le muret du jardin pour envahir les croisées d’hortensia dont les inflorescences mauves finissaient de se dessécher devant le perron. Les pierres aux arêtes de la façade paraissaient aujourd’hui aussi sombres que la roche érodée de l’église. Sur le bord du toit, des pointes de pyrite s’accrochaient aux ardoises. Au milieu du pignon, une lézarde grimpait jusqu’au rebord du conduit de cheminée. À cause de sa taille modeste, mon père appelait la maison, l’esquif. À mon adolescence, nous nous y étions installés, lui et moi, en retrait du monde. Ma mère venait de s’éteindre. Non loin, au pied du grand phare, il avait dispersé ses cendres sur les eaux.

À l’intérieur, après avoir posé mon bagage sur le parquet vermoulu, j’ai arpenté chaque pièce : d’abord, au fond, sous l’ancien fenil, la chambre de mon père, et la mienne, dont il avait fait son atelier de menuiserie et de musique ; ensuite, à l’étage, les combles accessibles par l’escalier droit qui, maintenant encore, me paraissait vertigineux et où jadis, je lisais, sous la lucarne, au milieu des livres éparpillés ; enfin, dans le prolongement du vestibule, le long séjour éclairé par quatre croisées étroites de part et d’autres des murs, qu’il traversait en se balançant d’un pied sur l’autre, arquant les jambes, s’imaginant sur le pont d’un navire, braillant sans raison bâbord et tribord, comme si la vie de ses ancêtres marins se perpétuait ici. Cette pièce était essentiellement meublée d’une table rustique et d’un buffet de chêne au-dessus duquel, sous les photos de famille et son pot à tabac, il avait fixé une série d’étagères où il disposait, à côté des rhombes de mon enfance, les membranophones rapportés de ses voyages.

Le séjour restait imprégné des relents musqués des peaux et des cordelettes des instruments, à peine tempérés par l’odeur de tabac que les brins consumés de sa pipe dégageaient encore faiblement. Je me suis souvenue des après-midis où, après avoir descendu l’une des percussions polynésiennes, j’allais m’asseoir dans un coin du jardin, et, mettant mes jambes et mes pieds nus de part et d’autre du piédestal, je laissais glisser mes doigts dans les aspérités du bois sculpté, les accrochais aux tenons où s’enroulaient les torons du tressage, les remontais sur les cordelettes le long du fût crénelé jusqu’aux renflements des coutures de la membrane tendue, la caressant doucement pour l’écouter chuchoter. Je me souvenais encore des soirs où mon père, le regard vague, partait sur la lande, près de l’endroit où étaient dispersées les cendres de ma mère et où j’entendais son chant mélancolique et le rythme que ses mains imprimaient aux tambours. Lorsqu’il revenait au matin, son visage restait dans l’ombre. Nous ne parlions jamais de ce qu’il voyait ou entendait. Il ne disait rien de sa douleur. À sa mort, j’ai hérité de la maison. Je n’y suis pourtant revenue qu’après de nombreux voyages, et après avoir ravi à Rapa Nui l’une de ses percussions sacrées. J’ai réalisé que cet instrument aurait eu sa place dans la collection de mon père. Mais il dormait en cet instant dans un carquois de cuir, au fond de mon bagage resté dans la poussière du vestibule. Il m’était impossible de m’en séparer.

à suivre… ou à bientôt au Temple de Port-Royal pour le spectacle musical et la nouvelle dans son intégralité.

Rapa Nui

Une voyageuse quitte au petit matin le port d’une île bretonne, après que, pendant la nuit, l’île a essuyé une tempête. Sur la navette qui la ramène sur le continent, elle se remémore la journée de la veille : son arrivée en bateau, sa course sur le littoral jusqu’au déclenchement de la catastrophe dont elle pense être à l’origine, et sa rencontre avec les mystérieux naufragés d’un temps lointain. Elle évoque tour à tour la disparition de son père, les histoires de son enfance et l’étrange croyance qu’ils partageaient tous deux. Elle se souvient de sa découverte des pouvoirs du membranophone qu’elle a ramené de l’île de Pâques, île qu’elle nomme Rapa Nui d’après la langue polynésienne. L’histoire s’intitule également Rapa Nui, bien que paradoxalement, l’action se déroule à plus de sept mille milles marins de l’île de Pâques, en Bretagne. Les lecteurs ou auditeurs avertis pourront reconnaître le paysage de l’île de Sein et sa chaussée sur laquelle se brisèrent de nombreux navires.

A l’origine du récit, il y a la silhouette et l’allure d’une voyageuse appuyée au parapet bordant le pont supérieur du bateau traversant la mer d’Iroise entre l’île de Sein et Audierne. Sur ce pont ouvert, les passagers, la plupart recroquevillés dans leurs sièges, étaient transis malgré chandails et vestes. Seule une jeune femme blonde se tenait debout, sans masque (à l’encontre des mesures de protection de la compagnie maritime luttant contre la maladie qui sévissait depuis mars 2020), dans sa robe d’été à damier noir et blanc, indifférente au froid, et aux mouvements de la houle. Pour retrouver son visage et la revoir en pensée, il fallait lui donner une raison de revenir sur l’île. La fiction – je ne le savais pas encore – tenait son personnage principal, son début et son coda.

Restait à imaginer, en même temps que les étapes du récit, la voix intérieure de l’héroïne. Restait à lui prêter une voix humaine et à accompagner de musique le cours de ses pensées dans sa longue déambulation autour de l’île, réelle ou imaginaire. Restait enfin, au cœur même de l’écriture, à faire entendre le bruissement de la mer et inspirer le sentiment d’un temps suspendu, d’un équilibre naturel fragile qu’un souffle de vent pourrait briser.