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Grenade (Espagne), traduction « Il y a de tout…(presque) ». Aline Angoustures, mai 2023

Je pense que vous l’avez remarqué : tout augmente. C’est l’inflation. Il devient difficile de dire avec Raymond Devos « Une fois rien, c’est rien ; deux fois rien, ce n’est pas beaucoup, mais pour trois fois rien, on peut déjà s’acheter quelque chose, et pour pas cher ». C’est ce qui m’a donné l’idée d’écrire cette petite chronique.

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Toucher

Porte béarnaise. Photographie personnelle

Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais j’ai l’impression que nous ne touchons plus que des boutons de souris, des pavés numériques, des claviers ou des écrans tactiles. Nous tapotons, nous cliquons. Il faut dire que le verbe toucher vient, parait-il, de tuchier, issu du latin populaire toccare, une formation onomatopéique, c’est-à-dire un mot créé à partir d’un son, celui du toc, suggérant l’idée de coup. Le verbe cliquer d’ailleurs est aussi issu d’une onomatopée (Et toc ! Le double clic viendrait ainsi de toc-toc ?). Toucher les écrans tactiles, cliquer sur les liens, c’est devenu notre principale activité manuelle, au point qu’il faut parfois acheter des logiciels d’automatisation des clics, outil extrêmement utile pour les jeux vidéos (je ne sais pas si vous avez vu la vitesse et la répétitivité des clics, on dirait des tics nerveux): un autoclicker peut ainsi imiter plus de cent mille clics en une seconde.

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Finir

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Une animatrice d’atelier m’avait un jour suggéré un texte titré Mademoiselle Encours (c’était l’époque surannée et coupable où l’on disait encore mademoiselle). L’idée était, je crois, de me faire travailler ce qui m’empêchait de terminer un écrit. De mettre un point final. Kafka écrivit dans son journal intime : Je n’arrive à rien finir, parce que je n’en ai pas le temps et que cela urge tellement au fond de moi. Sans me comparer à Kafka, je ne peux que lui donner raison. Tout court en décalage, surtout aujourd’hui, le temps mesuré par mes divers calendriers (Outlook, gmail) et celui que mon esprit met à saisir ce que je voudrais écrire (bien que je sois passée des carnets aux mails qu’on s’envoie, voire à l’enregistreur vocal du smartphone.)

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Combattre

Portrait de Samuel Paty. Victorcouto

Combattre est un grand verbe qui semble appartenir au passé. Il a ressurgi en moi au moment de la mort atroce de Samuel Paty. Je pense n’avoir pas été la seule.


Mes grands-pères avaient combattu. En 1939-1945. Ils n’en disaient pas grand-chose mais il était entendu qu’il avaient tenté de vaincre un ennemi commun. Tout ceci était fréquent dans les temps surannés. Arrivant en classe, on savait déjà que combattre était nécessaire et que le nazisme était notre ennemi. Nos professeurs d’histoire venaient compliquer tout cela qui remplissait, finalement, des livres entiers. Et tant mieux. On apprenait aussi, grâce à eux et au groupe des élèves, qu’on n’était pas seuls et qu’il existait bien d’autres situations de combat. Certains étaient venus de loin, volontaires ou pas, se battre pour notre cause. Ils étaient arabes, ils étaient noirs. Certains n’avaient pas eu le temps de combattre et étaient morts juste parce qu’ils étaient Juifs, même enfants, même âgés, morts sans une chance. Et, sortis de la classe et de Paris, de retour dans ces campagnes où vivaient retirés ces anciens combattants, on entendait que Untel ou Untel était un « profiteur de guerre » ou un « collabo ».

Au fil de nos adolescences et devenus adultes, on espérait n’avoir plus à combattre. On écoutait d’autres souvenirs, ceux dont les grands parents avaient fait 1914-1918, on comprenait que nos grands-pères, pour ceux qui étaient revenus, étaient tous blessés. Tous ces hommes étaient rentrés avec des traces sur le corps qu’ils ne nous montraient pas, des douleurs dans le cœur que nous ne comprenions pas. Ils avaient vu la mort. Combattre, c’est un verbe qui en induit deux autres, des verbes radicaux. Vivre ou mourir. Avant même vaincre ou perdre.

Les grands parents, désormais, voulaient la paix, les parents voulaient aussi la prospérité qui, était, croyaient-ils fermement, le prélude de la paix universelle. Le seul combat était de monter la fameuse échelle sociale. Du moins chez nous. Quand on n’avait pas à participer à de nouvelles guerres, éloignées. On les a vues, de plus en plus, arriver dans ces boites et ces écrans qui nous accompagnent, toutes ces guerres ailleurs, avec la crainte, parfois, qu’elles n’arrivent ici.

Beaucoup des descendants de ces combattants ont milité. Ils ont rejoué la guerre de leurs ancêtres, si grande, si impossible à se représenter. Aurions-nous résisté dans une tranchée ? Aurions-nous protégé des Juifs ? Résisté à la torture ? Affronté l’oppression d’un occupant, d’un groupe de nazis ? Le cinéma nous a rejoué cela 1000 fois, avec tous ces blonds sanglés dans des uniformes verts qui perdaient, bien sûr. Alors beaucoup de sont engagés pour se mettre du bon côté. Ils ont manifesté contre la guerre au Vietnam, contre le capitalisme, contre tout ce qui pouvait espérer ressembler au combat premier. Toutes les manifestations se terminaient par « Ce n’est qu’un début continuons le combat ! ». Nos parents espéraient que le combat cesserait faute de combattants[1].

Comme le remarquait Alain Rey, les expressions d’origine militaire passées dans le langage courant nous suggèrent pourtant sagement que, même en temps de paix, l’existence est un combat. Avoir des enfants nous rappelle que nous avons été, tout de suite, des battants ou des battus. Même nuls en latin, on savait que combattre c’était lutter contre quelqu’un, se mesurer à lui parce que dès l’enfance on doit se mesurer aux autres. Je m’en suis souvenue en regardant la marque d’une mâchoire nantie de dents sur la tête toute ronde de mon fils à la fin du premier jour de crèche. Il y avait une mordeuse : « on est tellement désolées » me dirent les employées. Toutes les années qui suivent sont pareilles, les années d’école nous le confirment. Une fois le stade muet dépassé, les filles affrontent le mépris et les moqueries, les bousculades et les gifles. Les garçons se retrouvent face aux futurs beaufs qui montent sur leurs chaussures et leur disent « alors minable, tu vas faire quoi maintenant ? ». Les pauvres sont méprisés, les gens d’ailleurs aussi. On n’en sort pas tout à fait intact. Et, depuis une petite dizaine d’années, rentrer chez soi ne protège plus puisque toutes ces phrases de menaces sont envoyées sur les réseaux sociaux. Le combat y est féroce et les coups bas permanents.

C’est peut-être pour être sûrs de se relever toujours que les adolescents d’aujourd’hui passent leur temps dans des jeux vidéos multi-joueurs. Ils s’intègrent dans une armée, une bande, contre des oppresseurs, des zombies, des brutes épaisses. Ils ont tous vu la série du Seigneur des Anneaux. Et la série nous dit qu’il faut risquer de mourir pour combattre le mal. Mais ils se relèvent. C’est virtuel. Ils ont le sourire de Magguy Smith la géniale grand-mère de Dowtown Abbey lorsqu’elle répond à une pessimiste : « Je ne crois pas en la défaite ». Ils jouent pourtant à la guerre qui est revenue. Dans Assassin’s Creed, ils découvrent Altaïr Ibn La-Ahad, un maître Assassin qui vivait en Terre sainte durant la Troisième croisade. La confrérie des Assassins y est en constant conflit avec les Templiers. Ce jeu est inspiré du roman slovène de Vladimir Bartol Alamut, publié en 1938, inspiré d’une secte musulmane fondée par Hassan Sabbah, célèbre par la manière dont elle se faisait un devoir sacré de mettre à mort les ennemis de la Vérité. Connue pour son idéal religieux hostile à toute forme de légalisme et d’institutionnalisme, la secte formait ses disciples à infiltrer les milieux cibles, tuer et se soumettre à la torture et à la mort si nécessaire. Ils recherchaient, croit-on, l’extase dans la drogue, ce pourquoi d’autres groupes musulmans les appelaient du mot arabe Hashishin, ou « consommateur de haschisch », adopté par les croisés et occidentalisé pour donner « assassins ». Le roman de Vladimir Bartol est un plaidoyer contre les despotes Mussolini, Hitler et Staline qui, à l’instar de Hassan ibn Sabbah, avec des promesses fallacieuses, manipulent des gens pour les convaincre de se sacrifier.

La forme de ce jeu nous rappelle que les idéologies meurtrières renaissent sans cesse, mais  jamais sous la même forme. Des ex-consommateurs de haschich devenus guerriers d’Allah, pensent-ils, on en a vu beaucoup depuis. Dans une vie de femme, j’ai croisé les armées de cette idéologie, de cette guerre sans tranchées et sans pays. Il y eut ce hasard d’être passé juste avant, juste après l’explosion chez Tati, celle du RER Saint Michel, il y eut ce jour où des avions sont rentrés dans des tours, il y eut celui où les trains ont sauté à Madrid, il y eut 2013, les journalistes abattus, les terrasses fauchées, le Bataclan. Et il y eut, il y a toujours ce qui se produit bien plus loin et qui massacre tout autant, plus sans doute, d’autres que nous.

Tout cela est arrivé dans les plis d’une chose intime pour nous les femmes, les plis du vêtement, de ce qui est notre parure et notre protection, tout cela est arrivé dans les voiles qui couvrent et enferment les femmes, puisqu’il faut bien qu’elles puissent sortir de la maison. On a vu se transformer les vêtements des femmes dans le monde. Et ça nous dit qu’on est menacées. Mais comment combattre pacifiquement cela ? Que dire quand l’enfermement se revendique liberté, quand dire islamisme est islamophobe, quand désigner une idéologie est confondu avec désigner des hommes et des femmes, quand défendre ce à quoi nous croyons et les choses auxquelles nous tenons est forcément néocolonial ? Et que dire de ce dilemme : en nous opposant, incitons-nous à cette guerre civile que nos ennemis désirent ? En nous écrasant, préparons-nous notre mort à tous ? Toute guerre civile est un enchaînement subtil et atroce de petits basculements minimes, en apparence. Et toute guerre civile est haïssable.

Samuel Paty est mort au combat. Mais c’est le nôtre. Je fais mienne cette phrase de Paul Valéry « Il y a bien eu deux types de sociétés : celles dans lesquelles un ami qui cesse d’être un camarade devient ipso facto un ennemi et celle où, camarades ou pas, les amis peuvent toujours déjeuner ensemble. Un je ne sais quoi d’ontologique. Il faudrait le cas échéant risquer sa vie pour sauvegarder ce presque rien ».


[1] Corneille, Le Cid