Personnes

NOUS, somme de deux unités démultipliées, nos âmes dépliées comme des nappes destinées aux tables allongées, embrassant ceux que nous avons aimés, et qui restent en nous présents jusqu’à la fin du jour.

TU serais elle, par instants, tu serais elle lorsqu’elle fuyait et refusait de répondre, lorsqu’elle mordait dans les derniers fruits – elle a mené de front vivre et détruire – pour elle, il était impossible qu’il en fût autrement.

JE cherche, dans un continent de silence, l’ancien murmure, le métronome des origines, les premiers mots, les premiers pas, les frappes douces et régulières des doigts sur les touches noires et blanches du chant.

Nervosité

J’écris. Le soir surtout, à la frontière de la fatigue. Je pose les doigts sur les touches du piano à mots silencieux pour découvrir ce que mon corps recèle de tristesse : je les laisse courir ; ils suivent les instructions d’une âme absente. Je teinte de gris les pages virtuelles d’une interface opale. Je relate la vie de cet intime étranger qui marche dans mes pas. Je comprends qu’il s’agit d’un journal.

Depuis longtemps, je note que la peau de mes paumes se ligue contre moi. Sans que j’y prête garde, elle déclenche par simple effleurement de la périphérie du clavier de troublantes sélections de texte, des disparitions. L’œil rivé sur la fenêtre grise, je répare, recommence. Parfois, je lutte contre l’envie de frapper avec mes poings cet instrument de torture aléatoire – je sens la rage prendre possession de moi – il n’est pas sûr que je résiste longtemps à cette pulsion. Ne serait-ce pas un suicide lent ?

Et puis, une pensée se lève : ce monde, avec son démiurge engoncé dans les circuits occultes de l’ordinateur, n’a guère de sympathie pour moi. Mes mains se font alors plus légères – les mots, pendant quelques instants, s’alignent régulièrement. Je poursuis le travail, déambulant par l’imagination dans des pays que je croyais oubliés. Mais très vite l’écriture perd son apesanteur. Une ombre efface mes traces sur l’écran.

La nervosité est un tremblement subtil, l’esquisse frileuse d’un désaccord intérieur. Je me sens à la marge de la vie, ni dans la mienne, ni dans celle d’un autre. Il y a peut-être dans cette marge des beautés à découvrir.

Dehors, un nuage respire dans l’air froid où ta main a déchiré le soleil.

Sans toi

La nuit perd ses ailes
sans toi
haridelle de grès
nues de poix.

Les épaules et la gorge
sous les draps
le jour coule doucement
sur toi.

La joie existe en soi
dis-tu
la joie n’existe pas
sans toi.

Sans toi
une pluie acide
tombe de la nuit
-Elle bat dans mon cœur.

Sous ta peau
une pointe de flèche
-l’ancienne joie,
inversée.

Les images du couchant
sont de cendres
– j’ai titubé
dans tes phrases.

Sang

Corps de fille, corps de femme
Le bruit sourd de ton corps au dedans
Le sang des mots que tu as volés.

Et l’entaille où j’ai logé toutes les amours, vécues et imaginées.

Mains saisies, glissantes, froides
Oiseaux noirs dans le ciel d’une chambre
J’ai vaincu de mille manières et tout autant perdu

Mais les mots que tu gardes sont ceux du retour.