Rendez-vous

1992

Porte, ruminations et départs

empreintes, poignées de Sèvres

mains brèves sur le verre

Femmes, mamelons, lèvres vermeilles

rêves nus alanguis

cadre, demeure imaginaire

Moulures, rose et plâtre laiteux

désir solitaire

inutiles frissons

Divan, lisière et variation

abord du silence

lit entre un et deux

2022

Je m’allonge, frissonnante, sur le divan progressivement silencieux, aux côtés des odalisques alanguies sur leurs lits de désir solitaire, mamelons et lèvres brillant comme une pluie de pétales vermillons, sous les moulures laiteuses et les encadrements de rêves impudiques, face à la porte où ta main, sur la poignée de Sèvres, a frôlé brièvement ma peau, sans que ton regard, une seconde, ne se pose sur moi.

Rapa Nui (extrait)

La lumière de l’aube sourd des profondeurs. Une houle blanche disperse sur l’horizon des ombres fantomatiques. Je lève la tête vers le ciel, je vois un océan de plomb. Les vents semblent avoir inversé nadir et zénith. Aurais-je atteint l’extrême limite de la vie ? Peut-être suis-je encore captive d’une force qui déploie en moi son imagination, son rêve, car ce qui a remplacé la nuit n’est ni le jour, ni la réalité. Je serre encore dans mes mains l’instrument à l’origine de la tempête.

Ma tête est aussi lourde que les flots du ciel où je tombe, désorientée, incertaine de mon existence. Qui suis-je ? Je me pose la question pour la première fois. Jusqu’ici, ma vie n’avait été qu’une succession d’histoires – histoires qui constituaient mon identité. Je les recueillais lors de mes voyages, et j’aimais celles qu’il me racontait. Jamais je n’aurais cru que l’une d’elles puisse se déchaîner sur le monde. Je suis revenue sur l’île, après sa disparition en mer, pour être près de lui et pour l’entendre. Mais ce n’est pas la voix de mon père qui est sortie des profondeurs.

J’ai parcouru du regard la ligne des écueils. Les têtes de roche affleuraient. La mer amorçait sa descente. Les yeux encore embués, j’ai tourné la tête vers le bastingage, là où, pendant la traversée, engourdie par le bruissement de la houle sur l’étrave, j’avais aperçu une jeune femme aux bras nus, appuyée en plein vent au garde-corps. J’avais encore en tête sa robe noire, légère malgré les embruns, sa peau laiteuse, les taches de son sur ses épaules, quand les claquements des ponts de débarquement m’ont tiré de ma rêverie. A terre, j’ai pris la direction des mégalithes. Je suis passée devant la croix du cimetière – je n’avais là aucune tombe devant laquelle me recueillir. J’ai longé l’enceinte de l’église dont les hautes fenêtres, selon l’heure du jour, ressemblaient aux hublots d’un navire ou aux yeux globuleux du Léviathan. Plus loin, à l’écart du bourg, j’ai retrouvé la maison de mon père. Elle était à présent la mienne. J’étais seule à en posséder la clé.

Les herbes de la route, battues par les vents, avaient franchi le muret du jardin pour envahir les croisées d’hortensia dont les inflorescences mauves finissaient de se dessécher devant le perron. Les pierres aux arêtes de la façade paraissaient aujourd’hui aussi sombres que la roche érodée de l’église. Sur le bord du toit, des pointes de pyrite s’accrochaient aux ardoises. Au milieu du pignon, une lézarde grimpait jusqu’au rebord du conduit de cheminée. À cause de sa taille modeste, mon père appelait la maison, l’esquif. À mon adolescence, nous nous y étions installés, lui et moi, en retrait du monde. Ma mère venait de s’éteindre. Non loin, au pied du grand phare, il avait dispersé ses cendres sur les eaux.

À l’intérieur, après avoir posé mon bagage sur le parquet vermoulu, j’ai arpenté chaque pièce : d’abord, au fond, sous l’ancien fenil, la chambre de mon père, et la mienne, dont il avait fait son atelier de menuiserie et de musique ; ensuite, à l’étage, les combles accessibles par l’escalier droit qui, maintenant encore, me paraissait vertigineux et où jadis, je lisais, sous la lucarne, au milieu des livres éparpillés ; enfin, dans le prolongement du vestibule, le long séjour éclairé par quatre croisées étroites de part et d’autres des murs, qu’il traversait en se balançant d’un pied sur l’autre, arquant les jambes, s’imaginant sur le pont d’un navire, braillant sans raison bâbord et tribord, comme si la vie de ses ancêtres marins se perpétuait ici. Cette pièce était essentiellement meublée d’une table rustique et d’un buffet de chêne au-dessus duquel, sous les photos de famille et son pot à tabac, il avait fixé une série d’étagères où il disposait, à côté des rhombes de mon enfance, les membranophones rapportés de ses voyages.

Le séjour restait imprégné des relents musqués des peaux et des cordelettes des instruments, à peine tempérés par l’odeur de tabac que les brins consumés de sa pipe dégageaient encore faiblement. Je me suis souvenue des après-midis où, après avoir descendu l’une des percussions polynésiennes, j’allais m’asseoir dans un coin du jardin, et, mettant mes jambes et mes pieds nus de part et d’autre du piédestal, je laissais glisser mes doigts dans les aspérités du bois sculpté, les accrochais aux tenons où s’enroulaient les torons du tressage, les remontais sur les cordelettes le long du fût crénelé jusqu’aux renflements des coutures de la membrane tendue, la caressant doucement pour l’écouter chuchoter. Je me souvenais encore des soirs où mon père, le regard vague, partait sur la lande, près de l’endroit où étaient dispersées les cendres de ma mère et où j’entendais son chant mélancolique et le rythme que ses mains imprimaient aux tambours. Lorsqu’il revenait au matin, son visage restait dans l’ombre. Nous ne parlions jamais de ce qu’il voyait ou entendait. Il ne disait rien de sa douleur. À sa mort, j’ai hérité de la maison. Je n’y suis pourtant revenue qu’après de nombreux voyages, et après avoir ravi à Rapa Nui l’une de ses percussions sacrées. J’ai réalisé que cet instrument aurait eu sa place dans la collection de mon père. Mais il dormait en cet instant dans un carquois de cuir, au fond de mon bagage resté dans la poussière du vestibule. Il m’était impossible de m’en séparer.

à suivre… ou à bientôt au Temple de Port-Royal pour le spectacle musical et la nouvelle dans son intégralité.

Solitude

1992

Je désire faire le lent voyage des amants pénitents
Fouler les canopées noircies par le vol des arondes
Et aborder ton corps dans l’ivresse des échouages nocturnes

Mais il n’y a plus de rivage
Il n’y a plus de terre vers laquelle revenir
Il n’y a plus d’enfance heureuse où faire souvenir
Il n’y a que tes bras dans lesquels j’apprends jour après jour à te perdre.

2022

Abri, patience, atome anéanti, l’hallucination me précède dans l’espace ductile du désir

J’accroche les fentes de ton regard dans le maelstrom lent et saccadé du temps

Ma chair de froide perle s’est faite seule caresse, au soir tremblé de solitude

Draps

1992

Déchirure dessous mes doigts
Qui te cherchent
Dans l’ombre d’une armoire
Des draps pliés
Avec l’odeur des fleurs séchées

2022

Les ombres sur les draps roulent dans les talwegs du soir où les amants, après l’échauffourée sur l’herbe humide, ont repris leur souffle et fermé les yeux, puis se sont réveillés, à flanc de nuit, surpris une fois encore d’être seuls sur terre, comme si leurs âmes refroidies avaient touché le ciel pour se séparer ou pour s’étreindre encore. Je sens la morsure de ton absence sur le bout de mes doigts.

Leurre

1992

À vous je donne sans me livrer dites-vous

J’apprends à ouvrir les pages humides

À déposer en vous une larme du passé

Je leurre en moi l’amour, vous reculez, j’appelle

et coule les fards maternels dans vos yeux

Je vous rends à ce temps où je rêve de nous

Vous dites nommer est une jouissance

Je peine à me déshabiller sans retour

2022

Vous, pour m’interdire l’espoir de sentir durcir en moi le désir de nous

Toi, banni de ma bouche pour décevoir doucement chaque rencontre avec vous

Moi, désunie infiniment dans les mots sensibles que tu bois jusqu’à ma lie

Nous, inexistence féconde, échancrure d’une terre avide de submersion – vous l’eau transparente, moi la source introuvable

Chercher, trouver, oublier, tous nos verbes se perdent dans l’intensité de mon sexe battant

Patiente

1992

vulve ensommeillée, languissante de toi

de toi dont elle vole la douceur,

vulve maternelle,

de toi qu’elle retient tout entier,

vulve d’amante,

de toi dont elle prend la mesure,

vulve de femme,

de toi dont elle vide l’absence,

vulve de patience

2022

lenteur de langue

solitude des doigts

main ronde, entière

glissée de latitude en latitude

je tourne autour d’elle

déclivité rampante

chuchotement de peau

joie onctueuse, pincement

le grain de l’attente dans un cri

Fleuve

1991

Efflorescence pourpre, brusque résurgence de l’idéale caresse

Retour de joies anciennes, ferveur rendue à l’océan de chairs

Fleuve détourné sans relâche, aux matins inaccessibles

Corps mariés sous le sable, sexes résignés à jouir violemment

2022

Attente résignée, chaque soir, après le matin ténu

Impatience d’un partage des peaux, au cœur du bocage cerné de futaies hautes

Violence silencieuse d’une volupté, dispersée sur les eaux indifférentes

Langueur au seuil du ravissement, vain espoir d’une floraison tardive

Citadelle

1991

Citadelle de mots, fusion de langages, tu tournes sans cesse en toi-même les phrases douces qui bercent l’enfant immobile.

Elles l’entourent, le protègent et l’encerclent, elles déroulent avec elles le silence qu’elles remplacent autour de l’enfant, de la femme.

Tes mots ont entrouverts mes bras et mes lèvres, je me suis enivrée d’une phrase sans fin, jour après jour, louange et blessure, déferlante infinie.

Les noms que tu essaies à nos désirs muets engendrent sous ton regard cette femme qu’ils désarment et pénètrent.

2022

Je suis la citadelle dont tu souffles les échos dans la fusion des temps, hier et aujourd’hui de nouveau réunis, aussitôt séparés.

Tu tournes en nous les phrases charnelles que j’enroule autour de mes lèvres, pour te protéger de la mort et m’encercler avec lui.

Tes paroles réveillent chaque jour la blessure que nous tenons secrète, il nous écoute gémir et nous enivrer de notre gémellité fausse.

Nous devenons une femme sous son regard et ses mains, toi l’enfant douce du silence et moi la femme attentive à la berceuse oubliée.

Rapa Nui

Une voyageuse quitte au petit matin le port d’une île bretonne, après que, pendant la nuit, l’île a essuyé une tempête. Sur la navette qui la ramène sur le continent, elle se remémore la journée de la veille : son arrivée en bateau, sa course sur le littoral jusqu’au déclenchement de la catastrophe dont elle pense être à l’origine, et sa rencontre avec les mystérieux naufragés d’un temps lointain. Elle évoque tour à tour la disparition de son père, les histoires de son enfance et l’étrange croyance qu’ils partageaient tous deux. Elle se souvient de sa découverte des pouvoirs du membranophone qu’elle a ramené de l’île de Pâques, île qu’elle nomme Rapa Nui d’après la langue polynésienne. L’histoire s’intitule également Rapa Nui, bien que paradoxalement, l’action se déroule à plus de sept mille milles marins de l’île de Pâques, en Bretagne. Les lecteurs ou auditeurs avertis pourront reconnaître le paysage de l’île de Sein et sa chaussée sur laquelle se brisèrent de nombreux navires.

A l’origine du récit, il y a la silhouette et l’allure d’une voyageuse appuyée au parapet bordant le pont supérieur du bateau traversant la mer d’Iroise entre l’île de Sein et Audierne. Sur ce pont ouvert, les passagers, la plupart recroquevillés dans leurs sièges, étaient transis malgré chandails et vestes. Seule une jeune femme blonde se tenait debout, sans masque (à l’encontre des mesures de protection de la compagnie maritime luttant contre la maladie qui sévissait depuis mars 2020), dans sa robe d’été à damier noir et blanc, indifférente au froid, et aux mouvements de la houle. Pour retrouver son visage et la revoir en pensée, il fallait lui donner une raison de revenir sur l’île. La fiction – je ne le savais pas encore – tenait son personnage principal, son début et son coda.

Restait à imaginer, en même temps que les étapes du récit, la voix intérieure de l’héroïne. Restait à lui prêter une voix humaine et à accompagner de musique le cours de ses pensées dans sa longue déambulation autour de l’île, réelle ou imaginaire. Restait enfin, au cœur même de l’écriture, à faire entendre le bruissement de la mer et inspirer le sentiment d’un temps suspendu, d’un équilibre naturel fragile qu’un souffle de vent pourrait briser.