Qui suis-je, le jour durant, quand le souffle intérieur se pose sur les choses comme la buée sur les vitres ? Quand aucune conscience ne soulève le souvenir d’un homme, « Moi » n’est plus qu’une ombre portée sur un mur, les pensées volent dans un ciel sans couleur.
Peut-être que je dors en moi-même, avant de redéfinir le silence. J’attends la respiration vive qui soulèvera mon cœur. Ce soir, juste avant la nuit, mon corps aura retrouvé sa masse. Et mes mains caresseront tes seins nus jusqu’à nos premiers cris.
Chaque étreinte aura ton goût et ton odeur. « Toi » nommé, « Moi » ressuscité.
C’est très réussi ! Bravo !
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Conscience
Ce texte qui s’ouvre par une question et se conclut par une phrase affirmative se présente comme une introspection philosophique, mais indéniablement poétique par son esthétisme, autour de la question de l’identité. Avec une extrême justesse, « Conscience » décrit comment la perte — décès ou rupture amoureuse — modifie le rapport qu’entretient le narrateur à lui-même et au réel durant le jour, tandis que, loin des regards, au creux de la nuit, il ressuscite par la mémoire du corps.
En effet, la structure du texte met en lumière une double temporalité. Le premier paragraphe dépeint une perte totale de repères que l’interrogation du départ « qui suis-je » symbolise. Le narrateur se présente comme hors de lui et du réel, sans substance corporelle. Il est comme effondré sur lui-même, désincarné. À l’origine de cette absence de soi, rien n’est dit explicitement dans ce premier paragraphe, tout est suggéré dans l’ombre projetée d’une mémoire défaillante. De cette forme de dépersonnalisation et de déréalisation, découle paradoxalement une forme d’enfermement dans un espace non défini et sans horizon où le temps semble se dissoudre. Une prison sans barreaux.
La question « qui suis-je le jour durant, quand le souffle intérieur se pose sur les choses comme la buée sur les vitres » exprime l’étonnement du narrateur face à la personne qui habite son corps, mais qu’il ne reconnaît ni physiquement ni intérieurement. Il semble être étranger à lui-même, cet être qui vit, respire à sa place. C’est comme s’il se regardait vivre de l’extérieur (forme de dépersonnalisation). Le souffle qui « se pose sur les choses comme la buée sur les vitres » exprime la distance émotionnelle entre le narrateur et l’inconnu qu’il observe vivre le jour, une présence fantomatique qui disparaît aussi rapidement que la buée sur une fenêtre. L’emploi des déictiques « le » dans « le souffle intérieur » et de « le » et « d’un » dans « le souvenir d’un homme » renforce la distanciation entre le narrateur et la figure masculine dont il est question dans le poème. Ces deux passages soulignent comment le narrateur associe la mémoire à la conscience. Ce dernier n’habite plus son corps, car il n’a plus accès à la mémoire (« Quand aucune conscience ne soulève le souvenir d’un homme ») lui permettant de le relier à son passé. La mémoire est ce qui conférait un vécu, une épaisseur à sa conscience et à son corps, une identité qui lui était propre, tout comme le regard qu’il portait sur le monde, les êtres et les choses. Cette densité, cette « masse », lui permettait de se retrouver, de se reconnaître et de se projeter dans un avenir (selon Bergson, toute conscience est mémoire).
Si rien n’est dit de cet effondrement, le lecteur en devine la nature en s’engouffrant dans les interstices d’une écriture à contre-jour. Cette écriture voilée révélant un texte caché reflète l’absence de mémoire et raconte l’histoire d’un homme disloqué par la perte de l’être aimé, une dislocation identitaire que Claire Marin a su si bien analyser dans Rupture. Peu importe l’origine de cette perte (rupture ou décès), la dévastation subie par le narrateur est bien réelle. Il est comme amputé d’une partie de lui-même et ne se reconnaît plus, cette partie arrachée à ce qui constituait son identité a engendré une souffrance physique et psychique effroyable sans doute à l’origine de cette amnésie et anesthésie des sens inconsciente. Le narrateur s’est forgé un bouclier contre la douleur et la réalité de la perte de l’être aimé.
Cependant, cette amnésie et cette indifférence sensorielle ne sont pas sans conséquence. « Le « moi » n’est plus qu’une ombre portée sur un mur, les pensées volent dans un ciel sans couleur ». Le « mur » pourrait symboliser une prison intérieure et « le ciel sans couleur », une absence d’horizon. Le narrateur serait emprisonné dans un espace indéfini et figé dans une temporalité dissoute, où passé et présent se confondent. Le monde comme les choses lui sont indifférents, car en l’absence de l’être aimé, ils sont comme délavés et vidés de leur substance vitale, sans relief ni couleurs. Le narrateur est désormais « bloqué » dans une absence de temporalité qui annihile toute possibilité de projection dans l’avenir.
Pourtant la phrase qui ouvre le second paragraphe pourrait incliner la lecture du poème dans une direction moins sombre et constituer la clef de lecture du poème. « Peut-être que je dors en moi-même avant de redéfinir le silence. » Si le jour apparaît alors comme une étape d’oubli volontaire pour éviter la confrontation directe avec l’absence et le deuil, la nuit serait un espace où le narrateur apprendrait à réorganiser son identité et son rapport au monde autour de l’absence et du vide laissé par l’être aimé (« Redéfinir le silence »). La nuit deviendrait cet espace où il raccommoderait les morceaux épars de sa mémoire que la perte de l’être aimé avait dispersés dans le but de réparer sa conscience et son identité dévastées. Cette couture visible deviendra une partie de son identité, une boursouflure qui modifiera, enrichira, alourdira son regard sur le monde. Dans ce processus de réparation, la présence nocturne de l’être aimé devient alors le support de cette réparation qui amènera le narrateur à la résurrection. C’est par l’amante et la mémoire du corps que le narrateur trouvera « la respiration vive qui soulèvera [mon] cœur ». Revivre les étreintes charnelles avec l’amante disparue lui permet d’accéder aux sensations enfouies dans la mémoire du corps et de redonner du relief au monde et aux choses, de retrouver sa masse sans laquelle il lui est impossible de revivre les ébats avec l’être aimé. C’est retrouver cette innocence des premières fois. Réapprendre à ressentir avec l’absence de l’autre : « Ce soir, juste avant la nuit, mon corps aura retrouvé sa masse. » Il faut entendre le temps futur du verbe avoir « aura » comme une affirmation forte, assurée qui contraste avec l’errance passive du premier paragraphe, marquée par l’emploi récurrent de la négation ou de la négation restrictive (« moi » n’est plus que…) ou de verbes qui trahissent le manque de direction de la pensée et de la volonté (« les pensées volent »). Ici, le narrateur affirme la puissance émotionnelle et sensuelle de son corps : « Et mes mains caresseront tes seins nus jusqu’à nos premiers cris », « Chaque étreinte aura ton goût et ton odeur ». L’utilisation des adjectifs possessifs « mes », « tes », « nos », « ton » tout en soulignant un engagement physique fort et entier avec son amante montre qu’il peut designer et qualifier ce qui l’entoure ainsi que ce qu’il ressent par rapport à son « moi » à présent bien défini. C’est en nommant l’absence et la douleur que la résurrection de la conscience du narrateur se réalise : « Toi », nommé, « moi » ressuscité. »
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Je prends plaisir à lire cette interprétation pour en extraire les parfums, comme la conscience-mémoire de Bergson, le beau mot de déréalisation, le relief du monde, la dislocation identitaire, parfums que je revendique (enfin depuis quelques années).
Le sentiment de dépersonnalisation est effectivement un thème autour duquel j’aime composer une méditation, celle de la nuit, celle, paradoxale, où je retrouve ma densité tout en acceptant d’être à distance de « moi ». Un sentiment qui remonte loin, et qui, comme la solitude de la chanson, est aussi une protection contre la violence d’un monde auquel, très vite, je n’ai rien compris.
Cette violence, ce n’est pas celle de la cour de l’école, de la bagarre, des coups. Elle est celle des « matières », matières scientifiques, mathématiques, logiques dans lesquelles j’ai baigné par force, par des choix que je n’ai jamais réussi à assumer.
Il y a dans ce texte, sans aucun doute, des amours perdus, des ruptures amoureuses, en filigrane. Mais il y a surtout toute l’abstraction du monde, et l’impossibilité d’y faire une place en moi, par la mémoire, de rendre concrètement exploitables les équations que j’ai vainement essayées de comprendre.
La nuit, je me suis toujours débarrassé de cette « idiotie » collée au corps, soit en lisant, soit en plongeant des les images du cinéma – ce monde-là, je le comprenais, il avait un corps, des seins, une sensualité, un concret. Il faut du temps pour peindre, pour écrire, pour aboutir un peu à un soi dense ou cohérent. Pour moi, trop de temps gâché, sans doute.
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