Jazz

Pincements arrondis, cordes tendues, guitare
guitare, timbres forcés aux désaccords – mélodies
désenchantées – corps fertiles de cuivre et de bois,
lits fluides sur les herbes volantes.

Lancer entre tes lèvres mes blanches doléances
rumeurs acides qui gagneront ton cœur
jusqu’au terme du saignement.

Le ou les rythmes – quelque chose frappe chacun de nous
dans les grincements de l’air, sommes-nous à l’aube des ports ? –
sonorité des voyages sur les bateaux peints d’acier, rappellent
les cris que nous avons retenu (avant ce que tu sais).

Saigner pour disperser en soi la lumière
qui sèche en myriades de feuilles sur la peau,
étoiles d’ici, intimes à notre nature de pluie chaude.

2 réflexions sur “Jazz

  1. « Jazz » avec ses 14 vers structurés en quatrains et tercets alternés se présente comme une variation libre sur la très classique forme du sonnet. Comme le poème « Rien », il s’appuie sur une structure et une métaphore musicale pour explorer le thème de la mémoire. Cependant, « Jazz » s’en éloigne en plongeant dans la réminiscence dissonante d’un souvenir douloureux. On comprend très vite que le titre contient sa clef de lecture en transformant ce texte charnel en une partition sur laquelle le narrateur improvise afin d’exorciser ses émotions et ses sentiments conflictuels.

    Le narrateur utilise la structure découpée en section d’une partition de jazz pour fondre la forme et l’écriture conférant ainsi une ampleur et une force uniques à sa voix. Les quatrains formeraient le refrain, base récurrente pour traduire la permanence de la conflictualité douloureuse se laquelle repose la relation amoureuse dès ses débuts, tandis que les tercets deviennent un espace d’improvisation où le narrateur exprime son désenchantement et son amertume, mais aussi sa volonté de résilience. La structure met en scène un jeu entre un cadre stable, semblable à une pulsation rythmique ou basse continue, décrivant la tension tiraillant le couple, sur lequel viennent se poser les émotions et les sentiments soumis au temps et à l’impulsivité du moment comme autant de modulations propres au jazz.

    C’est la mécanique de la réminiscence même que l’on voit à l’œuvre dans ce poème, entre répétition et réinvention du souvenir. Du fait de la distance temporelle, le narrateur peut embrasser l’ensemble de la relation et adopter ce regard en surplomb, se tenant comme acteur et observateur de la scène qu’il joue.

    Nous retrouvons l’essence du jazz dans l’écriture du poème qui s’appuie sur un rythme irrégulier, la disharmonie des sons, la rugosité des matières, l’instabilité des éléments que transposent les très nombreuses figures de l’opposition et de l’oxymore pour mettre en scène la dissonance comme moteur de la relation amoureuse. Ainsi, bien plus qu’exprimée explicitement, la tension se joue dans le choix des mots et des images et dans la structure même du texte. 

    L’entrée abrupte dans le texte donne le ton ou plutôt le « la » avec la mise en place d’une opposition entre « Pincements arrondis, cordes tendues, guitare » et « guitare, timbres forcés aux désaccords ». En musique, la technique du pincé, produit un son qui se veut plus doux et plus lié, pour transcrire la fluidité d’une mélodie, mais dès les premières notes, la mélodie dérape pour se transformer en « timbres forcés, aux désaccords ». Le léger frottement des notes, à la limite de la dissonance ou du « faux », dans la tension des cordes, exprimé dans la première ligne — « cordes tendues » — cherche à traduire la passion sensuelle des amants.

    Mais ce frottement va se transformer en une sorte de faux pas, qui fait trébucher la mélodie, provoquant ainsi un dérapage émotionnel dans la relation (répétition du terme guitare). Les deux dernières lignes du quatrain montrent comment la nature passionnée de la relation pouvait être aussi « fertile » que destructrice et instable, sans véritable enracinement. Des personnalités que tout oppose — corps fertiles de cuivre et de bois — pouvaient générer des échanges intenses et riches qui se nourrissaient de cette différence, mais impossibles à maintenir sur le long terme. La fertilité s’épuiserait rapidement sans racines pour stabiliser et alimenter la relation de deux personnalités au caractère fort — la brillance et l’éclat des cuivres et la chaleur et l’expressivité nuancée des bois — du fait de leur nature inconstante. Les « Lits fluides sur les herbes volantes » symbolisent cette fragilité de la relation qui échoue à poursuivre la symbiose créative du départ. Le dialogue musical entre le narrateur et l’être aimé ne produira plus que des « mélodies désenchantées » sur fond de désaccords où chacun jouera sa partition personnelle.  

    Arrive le premier tercet marquant le début de la première improvisation sur le thème central du désaccord à travers lequel le narrateur exprime avec une violence inouïe sa souffrance. Bien que les contours de cette souffrance, on le verra évolueront dans le temps, elle n’en demeure pas moins très charnelle, elle est une émanation directe du corps et des entrailles. C’est un corps à corps, un duel où le narrateur cherche à prendre le lead, à viser et atteindre l’autre au cœur même de sa douleur. Les mots sont des notes lancées comme des armes qui pénètrent l’autre non pas par les oreilles, mais par sa bouche. Sans doute comme réponse aux mots qui l’ont blessé. L’expression « blanches doléances » renvoie à plusieurs niveaux de lecture, la blancheur peut être lue comme signe de rage ou d’atteinte émotionnelle se traduisant par une pâleur de la peau, mais aussi comme un sentiment d’innocence, celui de subir des reproches injustifiés et de se sentir dans son bon droit pour formuler les siens. Il y a une volonté délibérée de faire mal, d’en finir de « vider le sac des ressentiments. « Les rumeurs acides » peuvent être assimilées à un poison qui agirait à retardement pour mettre à terre l’autre, le vider de son sang et de sa vitalité. On assiste dans cette improvisation à une véritable catharsis, libération émotionnelle. 

    Le second quatrain rompt avec le rythme effréné du tercet, les phrases plus longues et les parenthèses et les interrogations ainsi que la ponctuation imposent un ralentissement. Après l’expression déchaînée des sentiments prononcée d’une seule traite, cette rupture rythmique permet au narrateur et au lecteur de reprendre leur souffle. Elle marque le début d’une distanciation émotionnelle, un recul qui se reflète dans le rythme plus lent et les questions qui commencent à émerger ainsi que l’apparition du « nous ». Cette strophe représenterait un épilogue à l’invitation au voyage de Baudelaire. La fin d’un voyage, d’un rêve idéal caractérisé par l’harmonie et l’onirisme, un retour à une réalité grise et dure qui sépare les amants.

    La première ligne exprime une hésitation qui contraste avec l’assurance des accusations du narrateur dans la strophe précédente. « Le ou les rythmes quelque chose frappe chacun de nous », comme si les amants semblaient tous les deux victimes d’une force extérieure qui les poussaient à s’opposer. Quelque chose qu’ils ne peuvent identifier, un bruit dissonant diffus, une tension dans l’air perturberait l’harmonie fugace et fertile des corps. Ce bruit parasite, tel une rouille en suspension provoque des « grincements dans l’air, signes annonciateurs de la fin du voyage à deux, le débarquement au port—sommes -nous à l’aube des ports ? Plus qu’une usure du temps, le narrateur suggère une incompatibilité qu’il transcrit avec des sonorités métalliques semblables à celles des coques grises de ces grands « bateaux peints d’acier ». Ces navires ne sont pas conçus pour le voyage d’agrément ou l’harmonie créative, l’intimité sensuelle, mais rappelle un monde dur et froid, celui de l’industrie et du commerce donnant voix ainsi à la désillusion qui vient corroder l’idéal du voyage amoureux. Le narrateur conclut le refrain sur le silence des deux amants, cette note fantôme non jouée, aussi criarde et fausse que les accents métalliques des cris retenus qui pèsent sur la relation. Le « avant ce que tu sais » crée une complicité entre les deux amants, la dernière ? qui exclut le lecteur et permet au narrateur de ne pas rejouer l’irréparable, une façon d’amorcer la réinvention du souvenir, une ouverture vers une réconciliation avec son ancienne amante et avec lui-même.

    Dans le dernier tercet, le narrateur improvise une deuxième variation sur des accords beaucoup plus doux. Il ne s’agit plus de faire mal à l’autre ni même de souffrir de manière délibérée, mais plutôt de s’abandonner à la douleur des souvenirs, pour aller mieux, en évacuer le trop-plein d’émotions. Cette démarche est une façon de ne garder du souvenir qu’une version épurée de la souffrance rendue inoffensive à la manière d’un vaccin qui ne contiendrait plus qu’un fragment inactif d’un agent infectieux. Cette idée est exprimée dans le texte par le saignement pour « disperser en soi la lumière », qui transcrit cet épanchement adouci par la distance temporelle et la réinvention du souvenir par l’acte même de la réminiscence transposée en une composition musicale. La lumière qui sèche en myriade de feuilles sur la peau représente autant de façons de rejouer ce souvenir. Ici, le narrateur quitte la performance pour la composition musicale et poétique. Le souvenir en se transformant en accords et paroles lentement s’enveloppe d’une lumière nostalgique et triste sublimant les souvenirs en « étoiles d’ici », cette part manquante des choses et autorisant le narrateur à s’épancher et à verser les larmes réconfortantes de la mélancolie à chaque performance — « à notre nature de pluie chaude ».

    J’aime

    • merci pour cette belle et redoutable interprétation / compréhension du texte, à laquelle je peux ajouter quelques noms d’album de jazz qui ont composé mon univers sonore pendant de longues années : In a silence way de Miles Davis, Impressions de John Coltrane, Chappaqua Suite d’Ornette Coleman, Not Two, not One de Paul Bley…
      Il y a dans ce texte la recontre de la sonorité du jazz et de l’acte sexuel, et la réminiscence d’un projet avorté avec une belle contrebassiste, un projet de fusion de musique et d’écriture.

      J’aime

Laisser un commentaire