Jaune

Cobalt le pas et l’instant, la distance entre nous abolie, l’arborescence du ciel que j’embrasse quand je m’adosse à toi

Jaune d’or l’odeur qui ressuscite, étamine de joie entre mes mains, feuilles de pluie sur mes seins

Indigo le timbre qui vibre entre nous, réfraction de l’ivresse, écho des nuits que nous avons vaincues

Blonde la lumière salée couchée sur la peau des amants endormis l’un à l’autre

Une réflexion sur “Jaune

  1. « Jaune » n’est pas un poème, ni même un texte poétique, car il ne se lit pas mais se regarde comme on regarde une peinture. Le lecteur appréhende ce tableau-poème par le corps et les sens, happé par un jeu nuancé de bleu et de jaune. À la manière de Rimbaud dans son célèbre « Voyelles », le narrateur passe par une expression, un langage sensible immédiatement saisi par le lecteur pour mettre en scène une tension entre une épiphanie sensorielle et charnelle et sa construction mémorielle. Le texte soulève ici à travers la gradation de couleurs, la question du glissement de l’éphémère vers l’immuable.
    Quatre longues phrases composent ce tableau-poème impressionniste dans sa juxtaposition de touches de mots qui déploient les nuances de jaune et du bleu — le jaune d’or et le blond, le cobalt et l’indigo. Ces couleurs agissent comme des clefs synesthésiques ouvrant au narrateur et au lecteur-spectateur un accès à une perception élargie du temps et des sensations contournant ainsi les limites d’un langage trop enfermé dans des codes stricts. Autrement dit, « Jaune » exprime l’indicible en inventant sa propre langue.
    Pour autant, sous l’apparence fragmentée de sa langue, une logique se déplie dans un mouvement ample et continu, comme une vague. Les deux premières phrases expriment l’immédiateté d’une rencontre charnelle à travers sa puissance émotionnelle, sensuelle. Chacune est colorée par la teinte qui l’introduit. Le Cobalt du premier vers, par son intensité et sa brillance presque métallique symbolise la dissolution des frontières, la fusion des corps dans un ici et maintenant infini. Il annonce un changement de nature du temps et de réalité. Le jaune d’or de la seconde phrase lui est étroitement lié, consubstantiel, il dessine les contours de l’acmé sensorielle de l’acte charnel qui ne peut se déployer que dans une réalité temporelle élargie. Les deux dernières phrases traduisent, par le changement de nuance des teintes initiales, la transformation de cette saillance des sens en écho mémoriel dont la vibration se module dans la durée. L’indigo, plus sombre et plus profond, devient le substrat fertile d’une mémoire corporelle dans laquelle s’enracine l’éclat de l’instant charnel. Le jaune d’or déploie sa palette chromatique qui sous l’effet du temps, se patine d’une blondeur nacrée, peut-être moins vive, mais qui perdure grâce à son aspect changeant.
    Ainsi, la couleur en tête de vers se comporte comme une signature, ou mieux s’apparente à la note de tête d’un parfum qui, peu à peu, révèle toutes les fragrances de sa composition. De même, dans ce texte, toutes les nuances de teintes sont présentes dès les premiers instants de la relation amoureuse, mais elles ne se déploient dans toute leur richesse qu’avec le temps.
    Voyons en détail comment s’articule la transformation d’une épiphanie sensorielle, totale en une vibration mémorielle qui résonne dans le corps du narrateur. 
    « Cobalt le pas et l’instant » sont les premiers mots du texte. Ils indiquent que nous quittons une réalité et un espace temporel qui n’est plus régi par des limites physiques connues. En quittant le monde ordinaire, le narrateur (les amants) accepte de perdre son identité comme il le ferait dans un rite de passage qui marque une transformation intérieure. Cobalt par son intensité et sa brillance métallique symbolise un seuil ouvrant sur un espace infini où tout se dilate, se dissout, fusionne et se transforme. Ainsi, le pas (comme franchissement d’un espace) et l’instant (le temps) ne sont plus des entités séparées. Ce geste volontaire abolit le temps et l’espace, le mouvement se fait immobilité par la dilatation du temps.
    Dans cet univers, le corps des amants n’a plus de réalité distincte, l’esprit et le corps se fondent, et les amants fusionnent (« la distance entre nous abolie »), l’univers devient lui-même un prolongement de l’expérience amoureuse, une résonance des sensations qui intensifie et démultiplie la perception de la réalité, des corps comme le souligne l’expression « l’arborescence du ciel que j’embrasse quand je m’adosse à toi ». Le corps perd sa matérialité pour devenir pures sensations, et l’instant présent devient à la fois infini et absorbant permettant une communion entre les amants et l’univers.
    L’acte charnel ouvre ainsi sur une réalité transcendante, presque une expérience mystique, une dimension que la phrase suivante vient confirmer en transformant de l’acte charnel en une épiphanie, que la couleur jaune d’or symbolise.
    Cette teinte souligne la fulgurance de l’instant, son immédiateté et sa préciosité, mais annonce aussi son point culminant. C’est à la fois une exultation et une exaltation des sens. C’est une joie pure, celle d’un sentiment de complétude et de plénitude que le caractère irradiant de la couleur jaune d’or transcrit parfaitement.
     Le jaune d’or dans son éclat fige l’instant, condense chacune des sensations ressenties dans son intensité la plus vive. Elle fait se sentir le narrateur pleinement vivant.
    Ainsi, elle est « l’odeur qui ressuscite ». Elle suggère tout à la fois une renaissance, et la dimension olfactive de l’acte charnel donnant au narrateur cette sensation d’une présence aiguë au monde. Présence au monde à travers le sens du toucher comme peut l’illustrer la jolie métaphore de « l’étamine de joie entre mes mains ». Cette délicate image à la résonance érotique évoque la douceur de la toile très légère et fragile qui effleure la peau des amants. Cette métaphore tactile, permet d’imaginer sans difficulté, l’émerveillement du narrateur qui découvre le pouvoir de ses doigts comme vecteur de plaisir sensuel donné… comme reçu avec la métaphore suivante, « feuilles de pluie sur mes seins ». Une image qui évoque une sensation de fraicheur qui contraste avec la chaleur de l’or suave. Les mains, les seins, le toucher, l’odorat… tout ramène au corps, mais l’expérience de l’orgasme sensoriel est un acte total par l’émotion qu’il suscite.
    Une joie et un sentiment d’être pleinement au monde qui, en gommant l’altérité ou plutôt en l’intégrant, ouvrent la voie à la mémorisation de l’instant, que préparent doucement l’indigo et le blond. C’est ce que nous allons voir à présent.
    L’éclat de l’acmé sensorielle réside dans sa brièveté, et passé la fulgurance, le narrateur revient à la réalité. La temporalité reprend son cours et se sépare progressivement de l’espace. L’intensité  métallique du cobalt se nuance d’une teinte plus sombre et plus profonde, révélant ainsi que le narrateur ne revient pas tel qu’il était avant cette expérience extatique « Le timbre qui vibre entre nous » fait ressortir la façon dont le narrateur conserve durablement les traces de la fusion charnelle. L’espace et le temps bien que dissociés  offrent une chambre d’écho (effet de delay) qui permet à « l’ivresse »  de perdurer en se modulant. On peut aussi penser aux harmoniques qui, en  venant habiller un accord, confèrent une profondeur, une épaisseur à une pièce musicale tout comme ici à l’acte charnel. De même, « la réfraction de l’ivresse », agit de cette manière, plus discrète comme une musique qui joue en sourdine, elle continue de résonner dans la mémoire sensorielle du narrateur. Ce qui permet au narrateur de dire qu’« il a vaincu des nuits ». Autrement dit, il a, en quelque sorte, gagner une bataille contre le temps et l’oubli.
    Un moment d’éternité gagné mais teinté par un sentiment nostalgique et mélancolique se dévoile dans l’atmosphère douce-amère créée par la lumière blonde et salée qui referme le poème. Le jaune d’or autrefois éblouissant a perdu de son éclat, et diffuse à présent une lumière mate qui adoucit les contours des corps endormis. Ce sel recouvrant les amants rappelle la sueur et la chaleur dégagées par le corps des amants durant leurs ébats. Cependant, cette trace blanchâtre que laisse le sel sur les corps en séchant reflète aussi cette écume de la mémoire qui grave les corps, au-delà de l’oubli. Car si l’oubli (ou la mort) finit par séparer les amants, ce sel, utilisé depuis toujours pour la conservation, malgré une légère amertume, préservera cette empreinte dans la chair des amants en dépit de tout.

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