Marcher

Je sens le tourbillon du vide se reformer dans les creux de mon corps. J’évacue les vibrations molles des paroles des rues. Mes pas sont des pensées usées – les noms propres sont tenus à la distance d’une langue inconnue. Maladie ou repos, je ne décide pas le terme de la vacance. Je subis le jeûne de mon esprit avec angoisse.

Jeûner sous le regard étrange de l’instant – herse froide qui rappelle les heures fermées, l’attente d’un geste, d’une pensée, d’une éclosion intime, d’un mot d’amour.
Jeuner pour se rappeler les émotions nues, abandonner les masses fauves : le délire quotidien n’est pas incolore, il palpite de milles vies perdues.

Et marcher jusqu’à la dispersion (de soi).

À chaque pas son parfum, sa mélodie : les bruits sont des conversations entre fantômes, les sons des mensonges habillés de raison.

Une réflexion sur “Marcher

  1. « Marcher » s’inscrit dans le sillage du poème « Feu », par sa forme introspective, sa structure et ses thèmes, comme la dissolution de l’identité, la solitude et l’isolement, l’attente et la suspension du temps. Le poème s’ouvre sur un anéantissement intérieur récurrent dont la survenue brutale est redoutée par l’incertitude angoissante qu’elle génère. Ce « tourbillon du vide » isole le narrateur du monde extérieur et le renvoie à son impuissance à maîtriser « la dispersion (de soi) ».Pourtant, là où, face au vortex destructeur, le narrateur de Feu se voyait pris entre la boucle infinie d’un présent sans mémoire et l’abîme de la consumation totale, le « jeûne de l’esprit » exposé dans « Marcher peut mener de manière inattendue sur les chemins inexplorés de l’âme.Par leur cadence quasi hypnotique, les pas, comme les mots du poème, purgent l’existence de son entropie. Ce bruit inutile et polluant s’efface pour laisser place alors à l’ascèse de l’esprit et du corps ouvrant parfois une brèche hors de la fatigue d’exister vers une virginité sensorielle. Marcher et penser mettent en œuvre la même mécanique, celle du mouvement en avant, mais comment marcher sans s’épuiser ? Comment échapper à la dilution de soi et au vertige du vide, et faire du jeûne de l’esprit, un processus de dépouillement progressif menant à l’élémentaire, ce noyau où palpite encore la mémoire des vies possibles perdues ?
    L’acte de marcher est au cœur de ce texte en prose poétique auquel il donne son nom. Il constitue la clef de compréhension qui ouvre l’accès aux différentes strates de ce texte dense. Le premier paragraphe transforme l’acte de marcher en un dépouillement de la pensée, un processus qui ronge le narrateur de l’intérieur. On songe évidemment aux personnages de Kafka dépossédés d’eux-mêmes par quelque chose qui n’existe pas et qui pourtant envahit tout leur corps, leur pensée, jusqu’au langage. De la même façon dans le poème, le vide, parasite sans substance remplit l’intériorité du narrateur : « Je sens le tourbillon du vide se reformer dans les creux de mon corps ». Cette phrase ouvre abruptement le poème presque in media res pour souligner le caractère soudain et récurrent (« re-former ») de ce processus. La sensation « je sens » est une prise de conscience qui vient casser la continuité d’un mouvement uniforme, régulier. « Le tourbillon du vide » fonctionne comme un trou noir dont la force gravitationnelle aspire, creuse, devenant incontrôlable à mesure qu’elle s’étend tout en altérant la perception du monde extérieur. Celui-ci devient lointain, sans consistance : « j’évacue les vibrations molles des paroles des rues ». Ainsi, de manière paradoxale, le narrateur recentre son attention sur lui-même, ou tout au moins sur cette vacance qui l’emplit totalement. Il y a ici un basculement hors du temps social, le flux intime et du monde sont alors perçus comme du bruit et souligne la perte de repères. « Les noms propres sont tenus à la distance d’une langue inconnue » met en avant comment cette perte de repères induit une sensation d’être étranger à soi-même dans un environnement autrefois familier. Cela marque aussi un décalage grandissant entre un monde qui avance et qui devient de plus en plus illisible au fil du temps. La langue jadis transparente et limpide se brouille au point de devenir « langue inconnue », ce qui renforce la sensation d’errance existentielle et d’isolement. D’ailleurs, le poème ne dit rien sur la direction ni le but de la marche, elle n’est plus qu’une mécanique répétitive vidée de toute finalité. « Mes pas sont des pensées usées ». Derrière cette usure de la marche se cachent la fatigue d’exister et la perte de sens de l’existence, dans une inévitable dispersion de l’identité et une dissolution finale.La dernière phrase du premier paragraphe constitue une phrase pivot du poème, car elle souligne en jouant sur la polysémie des mots utilisés comment l’ambivalence de la vacance engendre et entretient un état d’angoisse chez le narrateur : « Maladie ou repos, je ne décide pas le terme de la vacance ». En posant la question de la nature de cette vacance, le narrateur sous-entend que le « jeûne de l’esprit » débouche soit sur un effondrement total—il s’agit alors d’un dysfonctionnement, une maladie—soit sur une disponibilité, une ouverture de l’esprit et du corps. Dans le cas de la maladie, on pourrait comparer cette vacance à un fonctionnement à vide comme une voiture en panne de carburant qui resterait sur le bord de la route le temps de faire à nouveau le plein, tandis que le repos ouvrirait, lui, sur un espace de liberté qui transformerait la vacance en une parenthèse dans la continuité temporelle de l’existence. Cependant, si une ouverture est possible, un habile jeu de mots sur la polysémie du mot « terme », qui peut être entendu comme limite, soit comme aboutissement, souligne bien que l’issue de cette vacance échappe complètement au narrateur. Ce dernier ne sait jamais jusqu’où cet effondrement intérieur le mènera, ce qui fait de cette vacance une suspension temporelle redoutée, une attente angoissée sans garantie d’issue : « Je subis le jeûne de mon esprit avec angoisse ».Le deuxième paragraphe explore les deux issues découlant du jeûne de l’esprit dans un espace-temps clos. « Jeûner sous le regard étrange de l’instant » met en avant comment ce tourbillon du vide creuse seulement l’esprit et le corps, mais altère également la perception du temps vécu en le dilatant et en enfermant encore plus le narrateur dans sa vacance. La « herse froide » accentue cette impression de rupture dans l’écoulement du temps qui fige le narrateur dans l’instant et l’attente angoissée de l’issue. « Le regard » est très intéressant par la dimension surplombante qu’il instaure, et par la distance du narrateur à lui-même qui le transforme presque en témoin passif de son effondrement. Cette distanciation associée à l’acuité du regard qu’il pose sur sa propre dispersion intensifie son désespoir et renforce son sentiment d’impuissance face à sa propre dissolution.Pourtant, paradoxalement, l’enfermement dans un espace-temps suspendu ravive le souvenir d’autres moments figés et d’attente vaine dans sa vie ordinaire qui l’ont mené à des impasses. « Les heures fermées » évoquent le temps perdu et les déceptions répétées, tandis que « l’attente d’un geste, d’une pensée, d’une éclosion intime, d’un mot d’amour », est l’écho d’une attente sans retour, d’un besoin de reconnaissance d’affection qui rappelle douloureusement les blessures intimes, les expériences mal vécues, mais aussi la solitude et l’isolement. Finalement, toutes ces images issues de son propre vécu viennent nourrir ce vide existentiel dont l’origine s’enracine dans la fragmentation du moi au fil de l’existence. Répétition insidieuse d’un schéma de perte conduisant à ce sentiment de vide et d’épuisement.Ainsi, le jeûne de l’esprit devient dans ce contexte une prise de conscience aiguë. Celle que ce vide viscéral qui grandit et creuse son intériorité provient d’un combat vain contre un monde en décalage avec ses aspirations profondes abandonnées, perverties, perdues, oubliées par la puissante matrice du temps et la pression du monde extérieur. C’est le combat de Don Quichotte contre les Géants, un combat voué à l’échec. Mais alors, le jeûne de l’esprit ne serait que le miroir de son vide existentiel renvoyant le narrateur dans l’impasse des échecs ou bien existe-t-il une voie permettant d’échapper à la fragmentation de son identité ?Le jeûne de l’esprit permet au narrateur de se dépouiller de l’entropie de l’existence, ce bruit qui est devenu si assourdissant que celui-ci a perdu le contact avec ses besoins, ses désirs, ses sensations, mais aussi avec son environnement. En perdant ses illusions, il gagne un regard brut, celui de ses émotions à l’état nu. Jeûner permet de « se rappeler les émotions nues, abandonner les masses fauves/le délire quotidien n’est pas incolore, il palpite de mille vies perdues ». Au fil du temps, le narrateur sans en avoir conscience avait perdu sa capacité à s’émerveiller des choses qui l’entouraient, présences invisibles, mais qu’il ne voyait plus.Ce qui le pousse à dire : « Et marcher jusqu’à la dispersion (de soi). Se perdre, disparaître complètement pour retrouver une forme de clarté brute, sortir de l’immobilisme : « À chaque pas son parfum, sa mélodie, les bruits sont des conversations entre fantômes, les sons des mensonges habillés de raison. » Le monde, filtré par la marche du narrateur, redevient une langue familière, intime, marquée par une synesthésie où les bruits se transforment en mélodie et où les vies, les visages oubliés, les histoires que l’on se racontait peuvent prendre l’apparence de la réalité et de la vérité, où les moulins peuvent redevenir des (gentils) géants (« conversations entre fantômes, les sons des mensonges habillés de raison »). Un monde où le narrateur incarnerait le rôle de ses vies.Marcher est un texte dense superposant plusieurs niveaux de lecture qui s’alimentent les uns aux autres à partir d’un seul mot celui qui donne précisément son nom au poème. Ce terme implique un mouvement vers l’avant : celui de l’existence, la marche comme trajet de vie, celui de la pensée qui se déploie pas à pas, enfin le déplacement dans l’espace. Ainsi « Marcher » entremêle plusieurs types de déplacement, l’espace physique ou géographique, dans le temps (existence) et dans l’espace mental. Tous sont étroitement liés et se nourrissent les uns aux autres. C’est l’exploit de ce texte qui par lui-même ajoute l’ultime strate d’interprétation par la mise en abîme de l’acte de marcher. Chaque mot devient un pas construisant un objet poétique qui surplombe ce que la trajectoire aveuglée par sa myopie ne peut réaliser. Ainsi, le poème échappe à l’épuisement qu’il décrit, il ne se perd pas, ne se disperse pas sur l’espace de la feuille. L’objet poétique oppose une résistance à la dispersion de soi par son langage propre et redonne ce que l’existence vole à la vie.

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