Théorème

A propos de « Théorème de l’inachèvement » de Christophe Condello.

Christophe Condello nous a fait l’honneur de nous transmettre son très beau recueil, dont le titre fait référence à la propriété d’une théorie comprenant une formule qui ne peut être formulée, vérifiée. Cette formule est-elle la mort, ou, comme le dit l’auteur en citant Aristote, l’essentiel en toute chose, la fin ? Cette référence, placée juste avant le dernier poème dédié à son père, « parti trop tôt » comme l’écrit Christophe Condello, répond comme en écho à la citation de Leonard Cohen placée au début du recueil « Il y a une fissure en toute chose c’est ainsi qu’entre la lumière ».

J’aime aborder dans mes recueils l’intime, le ressenti, le sens éventuel de la vie, tous les espaces qui nous habitent et que nous occupons, même parfois sans le savoir. Ma poésie est minimaliste, existentielle et polysémique, dit Christophe Condello.

La narration très fine du recueil est en quatre parties allant de la deuxième personne du singulier (le « tu »), au  « il » de Jérusalem, au « vous » de l’amour pour finir au « nous » du psaume.

TOUT CET HIER EN NOUS

Cela commence avec « toi », ce « toi » d’endeuillement pour « notre » histoire – le « nous » deviendra plus tard omniprésent – un mort puissant, à qui il faut rendre hommage et grâce.

Notre histoire
ira dans le cœur
de l’histoire
ton héritage
qui se perpétuera
dans nos regards démesurés
nous ressuscitera […]

Rien n’est grave, ici, jusqu’à la mort. Puisque ceux qui restent là honorent de leurs futurs livres le disparu comme on devient un enfant de la langue.

Nous écrirons des livres
qui en vaudront la peine
les lettres de ton prénom
nous nous occuperons
à vivre
du désir jusqu’à la peau
nos têtes morcelées
à reconstruire
tes paroles incandescentes

La vie tremble dans chacun des poèmes cantates – en italique parfois le souffle d’une confession comme une pensée qui s’échappe à l’insu de celui qui écrit, la pensée de celui qui s’est tu – et surtout les ellipses : quelques décennies, ou peut-être une vie pour le passage d’un vers à un autre.

La lune se retire
ermite avant l’aube
les feuilles retiennent leur souffle
un peu de vie
se débat
quelques décennies
effacées
à la vitesse de l’éclair
une averse en offrande
t’honore

Après « Tes mots », le « tu » disparaitra (dort-il ou est-il mort ?) pour faire vibrer le « nous » jusqu’à la fin du recueil, le « nous » à qui il a donné sa force, et qui représente tous les poètes (les prophètes ?) 

Tes mots rêvent
assassinent le silence
l’alibi universel
ce paradis aux yeux clos
qui finira
par avoir notre peau
tous nos démons
obéissent aux désirs
mauves de la vie

JÉRUSALEM

Il y aura ensuite le voyage vers l’ancienne ville de l’aurore où semblent s’achever l’espérance dans cet hiver qui dure infiniment

Une peur coule dans la rigole
des violences colonisent nos ventres
nous respirons
à côté de nous-mêmes
la vie
est une poupée russe
quand nous ouvrons la dernière
l’espérance est terminée

le voyage au pays de la guerre qui s’éternise, comme des réminiscences implacables

Six jours
embrasent la vieille ville
le rocher de la fondation
fait des étincelles
une pensée
pointue comme une flèche
tonne
l’intention est foudroyante

Tout est joie jusqu’au désespoir puisque l’espoir est perdu avant peut-être de renaître. Car toujours le futur se pose sur l’interrogation comme un baiser.

Au mont des Oliviers
les livres sacrés fusent
comme des balles perdues
nul ne peut effacer
la peur
ce qui a précédé
depuis tant de couronnes
nous écrivons
la cicatrice des certitudes
une couche de poussière
à la fois
pourrons-nous ouvrir la porte
au souffle
de l’absolution

VOUS

Et « vous » enfin apparaît, dans son halo de sensualité, de divorce consommé, de vérité crue, de tristesse passée ou à venir. La sensualité ne se fait pas chair unique mais appelle tous les ventres.

La pénombre galope
sur l’écharpe du ciel
vos gestes déverrouillent
nos ailes closes
la lune dans vos ventres
sera belle ce soir

Et malgré le mensonge – souvenirs des anciennes étreintes ou des frustrations ? – le printemps des lèvres fendues accordent tentations et pardon.

Nous
faits de branches arrachées
par les rafales de tentations

Vous
jardins de couleurs
parfums du pardon

les lèvres fendues
du printemps
se dressent
devant les eaux troubles
de nos écorces d’impatience

Et jamais « vous » et « nous » n’ont été aussi près d’être « toi » et « moi ». Miracle de la mémoire ?

tout contre vous
un nid de braises

l’histoire se réchauffe

quelques pas crépitent
au foyer de la mémoire

FLEURS DE GIVRE

Cantilènes, comme des chants harmonieux et brefs malgré la violence de certains sentiments

Les saisons brûlent
en chacun de nous
une insouciance
peu à peu perd sa voix
une enfance retricotée
change nos feuillages
nacre de douceur
la mémoire
de nos insuffisances

Psaumes qui évoquent la conscience plurielle du mal qui « nous » entoure.

Nous sommes le bien et le mal
l’affrontement ou l’amour
nous avons tous en nous
un monstre insatiable
qui nous accompagne
toute notre vie
ce monstre d’inconsistance
aux mille visages
à nourrir
caché sous le lit
de l’imagination
que nous désirons plus que tout
inéluctablement
satisfaire

Et puis il y a ce « nous » entêtant comme un peuple criblé de dette, de chagrin, d’espoir et de vœux, qui se bat contre « notre » indifférence.

À l’est
le grand hiver est là
des intempéries gercent Gaza
devant chez nous
nous balayons la neige
les roses de glace
dans notre indifférence

Nous conservons nos pierres
dans les plus beaux fourreaux
comme ancre de terre
à la barre du couchant
un œil ricoche
sur nos insuffisances
oscille
entre injustice et sacrifice
jusqu‘à la noyade
après la nuit le fleuve
nous ressuscite

Chacun peut plonger dans une partie du recueil, pour y reconnaître le deuil, l’absence, le voyage, la violence du réel, l’amour perdu… Simplement, il faut accepter que celui qui parle soit « nous », et que l’autre, celui à qui il s’adresse, toujours intime, soit « vous » et soit « nous ». Plus jamais toi puisque le premier poète est mort (Normand de Bellefeuille que Christophe Condello dit avoir été un modèle et une inspiration constante pour lui ?).

Un beau recueil qui touche profondément.

Christophe Condello. Théorème de l’inachèvement. Montréal, Pierre Turcotte Éditeur, Collection Magma Poésie, 2025, 141 p.

On peut acheter le livre numérique au format EPUB dans la boutique de l’éditeur au coût de 9,99€ (la version papier est en vente sur Amazon