Je crois que personne n’a mieux évoqué la nudité que John Donne dans l’élégie XIX Le coucher de sa maîtresse.
John Donne, poète métaphysique anglais né en 1572 et mort en 1631 a écrit cette élégie sur le modèle de celles du poète romain Ovide (auteur de Les amours), c’est à dire de textes de rencontre amoureuse et érotique, avec la volonté affirmée de créer du plaisir pour le lecteur.
Si John Donne utilise des mots savants et des métaphores, il est aussi connu pour sa langue prosaïque et quotidienne, pour son usage de la première personne, des pronoms et des mots à double sens.
Le mot « Nudité » apparait tout le long de ce texte, soit directement lorsque le poète écrit « Totale nudité, toutes joies te sont dues ! Il n’est qu’âmes sans chair et que chairs dévêtues pour jouir pleinement », soit par des métaphores sur le dénudement de la maîtresse et enfin par la phrase « Regarde, je suis nu. Je ne vois pas pourquoi Tu te voudrais couvrir d’autre chose que moi. » qui conclut le poème.
Les poèmes de John Donne furent publiés après sa mort, à titre posthume, et cette élégie fut censurée dans la première publication de 1633.
la version originale est à la suite de la version française
John Donne: Elégie XIX : Le coucher de sa maîtresse
Madame, allons ! la fièvre du labeur m’empoigne,
Et je meurs de besoin si je ne m’embesoigne !
L’ennemi qui souvent aperçoit l’ennemi
Sans jamais l’engager n’est plus tant affermi,
Otez cette ceinture, heureuse galaxie
De l’astre le plus beau de la cosmographie ;
Dégrafez maintenant l’éclatant corselet
Où s’arrête des sots le regard indiscret ;
Délacez-vous : cette musique ensorceleuse
M’annonce du coucher l’heure délicieuse.
Otez ce busc heureux que toujours j’envierai
De demeurer si calme en demeurant si près.
Votre robe enlevée évoque la féérie
De l’ombre abandonnant la campagne fleurie.
Otez ce tortil roide, et que brille à mes yeux
Le diadème seul de vos souples cheveux.
Et maintenant, pieds nus, et d’un pas peu farouche,
Pénétrez dans le temple, en cette molle couche.
C’est dans ce blanc linon que les Anges, jadis,
Aux homme paraissaient. Le divin Paradis
Qui partout t’accompagne est celui du Prophète ;
S’il arrive qu’un Noir Esprit de blanc se vète,
Il n’est point malaisé de percer son faux air :
Il peut bien faire arcer le poil, mais pas la chair.
Laisse, laisse quêter ma main buissonnière
Par-dessus, par-dessous, entre, devant, derrière !
Terre-Neuve ! Amérique ! ô ma possession,
Qu’un seul homme garnit mieux qu’une garnison !
Ma mine de pierres précieuses, mon Empire,
Dont l’exploration m’est bienheureux délire !
A qui entre ces noeuds liberté point ne faut : Donc où j’ai mis la main j’apposerai mon sceau.
Totale nudité, toutes joies te sont dues !
Il n’est qu’âmes sans chair et que chairs dévêtues
Pour jouir pleinement, femmes, vos affiquets
Sont pommes d’Atalante, offertes aux benêts,
Dont les yeux allumés de terrestre appétence,
Convoitant l’attribut, négligent la substance.
Tableau, libre profane et richement relié.
De la Femme tel est l’aspect séculier.
Mais en Livre Mystique elle ne doit paraître,
Faire honneur de la grâce imputée à son être,
Qu’à nous seuls. Aussi bien, pour mon enseignement,
Comme à la sage-femme, offre-toi, largement.
Ote, ôte ce lin candide ! La pénitence
Ici n’est pas de mise, encor moins l’innocence.
Regarde, je suis nu. Je ne vois pas pourquoi
Tu te voudrais couvrir d’autre chose que moi.
traduit par J. Fuzier et Y. Denis – Poésie/Gallimard
Elegy XIX: To His Mistress Going to Bed
Come, Madam, come, all rest my powers defy,
Until I labour, I in labour lie.
The foe oft-times having the foe in sight,
Is tir’d with standing though he never fight.
Off with that girdle, like heaven’s Zone glistering,
But a far fairer world encompassing.
Unpin that spangled breastplate which you wear,
That th’eyes of busy fools may be stopped there.
Unlace yourself, for that harmonious chime,
Tells me from you, that now it is bed time.
Off with that happy busk, which I envy,
That still can be, and still can stand so nigh.
Your gown going off, such beauteous state reveals,
As when from flowery meads th’hill’s shadow steals.
Off with that wiry Coronet and shew
The hairy Diadem which on you doth grow:
Now off with those shoes, and then safely tread
In this love’s hallow’d temple, this soft bed.
In such white robes, heaven’s Angels used to be
Received by men; Thou Angel bringst with thee
A heaven like Mahomet’s Paradise; and though
Ill spirits walk in white, we easily know,
By this these Angels from an evil sprite,
Those set our hairs, but these our flesh upright.
Licence my roving hands, and let them go,
Before, behind, between, above, below.
O my America! my new-found-land,
My kingdom, safeliest when with one man mann’d,
My Mine of precious stones, My Empirie,
How blest am I in this discovering thee!
To enter in these bonds, is to be free;
Then where my hand is set, my seal shall be.
Full nakedness! All joys are due to thee,
As souls unbodied, bodies uncloth’d must be,
To taste whole joys. Gems which you women use
Are like Atlanta’s balls, cast in men’s views,
That when a fool’s eye lighteth on a Gem,
His earthly soul may covet theirs, not them.
Like pictures, or like books’ gay coverings made
For lay-men, are all women thus array’d;
Themselves are mystic books, which only we
(Whom their imputed grace will dignify)
Must see reveal’d. Then since that I may know;
As liberally, as to a Midwife, shew
Thy self: cast all, yea, this white linen hence,
There is no penance due to innocence.
To teach thee, I am naked first; why then
What needst thou have more covering than a man.
D’après Julie Neveux, maître de conférences à l’université Paris 4-Sorbonne où elle enseigne la linguistique, la phonétique et la littérature anglaise et américaine et auteur d’une thèse et de plusieurs articles sur John Donne et l’expression linguistique des sentiments:
La langue de John Donne (1572-1631), dite « explosive » par Virginia Woolf, respire la passion. Passion érotique dans les poèmes de jeunesse, passion religieuse dans les textes plus tardifs ; devenu prédicateur anglican, le poète électrise les foules, et ne cesse de prôner l’union de l’âme et du corps – nature duelle et mystérieuse, « condition » humaine dont le sentiment nous permet avec délice d’éprouver les limites. Lire Donne, c’est se confronter au paradoxe précieux selon lequel une langue peut être à la fois prosaïque et métaphysique, quotidienne et sublime.
It is unfortunate that Donne was not given recognition and his work was rediscovered and looked at with new perspective. So often, writer, ahead of their time, who present such bold truths of life with openness are condemned and ridiculed.
Thank you for sharing this beautiful piece from John Donne.
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