Une occasion, c’est trop souvent une affaire, désormais. Une occase. Un produit soldé. Avec un prix d’appel. Il faut s’en saisir. Et cette idée est présente dans le livre dont j’ai choisi de vous parler, mais en restituant à ce mot son sens le plus profond, le plus vrai.
« L’occasion fugitive » de Béatrice Commengé, Editions Léo Scheer, 2011
L’occasion fugitive s’ouvre sur deux citations :
« Il faut traverser la vaste carrière du temps pour arriver au centre de l’occasion » (Baltasar Gracián, écrivain et essayiste jésuite du Siècle d’Or espagnol)
« Je crois que la vraie pantomime érotique, dans ce qu’elle a de plus décisif, n’est pas l’écriture, mais la rencontre » (Hoffmannsthal, poète et écrivain autrichien).
Dans un train en partance de Paris pour le Sud-ouest une femme, durant les trois heures que dure le voyage, écrit à l’homme qu’elle va rejoindre et ces trois heures échappent « au passage normal du temps ».
La femme et l’homme correspondent depuis quatre ans et les mots – les correspondances papier puis virtuelles, le langage symbolique, les citations, les livres lus – anticipent et précèdent leur rencontre. L’auteur parcourt les échanges au fil des des mots des écrivains, de Claudel (« Même l’intelligence ne fonctionne pleinement que sous l’impulsion du désir »), à Valery ( « étonner, exciter, dilater – se régénérer- fermer le désir qu’on a ouvert, et rouvrir ce désir ») à Henry Miller (« nous sommes tous coupables de crime, le grand crime de ne pas vivre pleinement sa vie »).
Ainsi, au-delà du lien entre l’homme et la femme, Béatrice Commengé aborde magnifiquement la dualité entre l’amour et la création. Rien ne se vit, pas même l’amour, si rien ne s’écrit. Mais aussi, recopiant des citations pour l’homme qu’elle désire, la femme se demande si cette correspondance ne donnait pas à ses lectures, « non seulement une acuité plus grande, mais une orientation nouvelle.. ».
Il s’agit du désir, du désir maintenu par l’inaccomplissement. La femme se demande «comment concilier ce bonheur de nous rêver au désir de plus en plus lancinant de nous connaître ? »
Tout au long du livre est évoqué Kairos, le dieu grec de l’occasion opportune ou favorable, du temps opportun, du moment propice. Ce Dieu aux pieds ailés et à la chevelure «ramenée sur le front, impossible à saisir par-derrière si, par malheur, on a laissé s’enfuir l’instant de son passage », l’homme et la femme attendent ce jour de l’occasion unique pour réellement se retrouver.
Ce faisant, allant au-delà de l’évocation de la rencontre amoureuse et de l’impossibilité de la vivre pleinement sans l’écrit, l’auteur éclaire une notion qui occupe une place essentielle dans l’éthique d’Aristote et reste extraordinairement actuelle : aucune action, aussi louable soit-elle, ne peut être tenue pour bonne si elle n’a pas été faite au moment opportun et elle doit viser moins le bien absolu que le mieux dans les circonstances données. Hippocrate a dit : « La vie est courte, l’art est long, l’occasion fugitive, l’expérience trompeuse, le jugement difficile. »
Extrait: « Tu me plais, bonheur ! Instant ! Clin d’œil ! Comme vous avez eu raison de m’offrir ces trois heures…Et, de plus, en mouvement – le corps insaisissable, insituable. Du temps pur. De la sensation pure. A quelle histoire appartiennent ces heures ? A celle de l’attente qui s’achève ? A celle de l’union qui commence ? Peut-être au seul printemps, là, derrière la vitre, si perceptible déjà dans la lumière. Ecrire ce printemps qui file à toute allure, les bourgeons roses, les rivières sombres, les troncs noirs, et le vert encore hésitant ».
Béatrice Commengé est née en 1949 à Alger. Ecrivaine et traductrice (elle a notamment traduit l’intégralité du journal non expurgé d’Anaïs Nin) elle est l’auteur de 13 romans. Ses deux derniers livres parus sont « Le Paris de Modiano », aux éditions Alexandrines, 2015 ; « Une vie de paysages », éditions Verdier, 2016.
Page sur Béatrice Commengé sur le sur le site de la maison des écrivains et de la littérature
Un entretien sur « En face du jardin, six jours dans la vie de Rainer Maria Rilke » (Flammarion, 2007)