Nuit

Autoportrait d’Aloysius Bertrand

Parmi les poèmes sur la nuit, j’ai choisi un texte d’Aloysius Bertrand. C’est l’un des premiers que je me souviens avoir étudié en classe, pendant les exercices d’analyse de texte, et il garde donc une place centrale dans mon univers poétique.

Son titre fait référence à la nuit sans la citer, puisqu’il s’intitule « Un rêve ». Bien sûr, me direz-vous, nous rêvons la nuit mais pas seulement… Mais ce poème commence par : « Il était nuit ». La professeure de français a attiré notre attention sur le verbe employé, pas il « faisait » nuit mais il « était nuit ». C’est toute la différence. S’il est nuit, la nuit est éternelle, s’il était nuit, la nuit était plus absolue que s’il faisait nuit. C’est toute la puissance de la poésie ce verbe être, placé avant la nuit. Alors, il parait qu’autrefois cette formulation existait mais pour nous, en classe, elle était juste incroyable.

Ce poème est un récit raconté au lecteur : « ainsi j’ai vu, ainsi je raconte ». Là aussi, j’ai été saisie par une sensation d’originalité, de rareté. C’est un récit chronologique : « d’abord », « ensuite » et « enfin », ce qui est sans doute plus banal mais que l’historienne en moi apprécie. C’est le récit d’un rêve :« ainsi s’acheva le rêve, ainsi je raconte ».

Le poète raconte donc un rêve, un cauchemar plutôt, sombre comme la nuit et peuplé de références à cette époque obscure qui hante le Romantisme, le Moyen-Age. Un Moyen-Age évoqué en trois étapes, par la vue et le son avant d’introduire les personnages.

Trois lieux tout d’abord, abbaye, forêt, place des exécutions. Des allitérations renforcent le caractère sinistre de ces descriptions : le L de l’abbaye « aux murailles lézardées par la lune », les rimes intérieures en é et les t de la forêt « percée de sentiers tortueux» et le p du Morimont, la place aux exécutions à Dijon « de temps immémorial », grouillant de capes et chapeaux. On entend ensuite des sons qui se répondent le glas « funèbre » d’une cloche et les sanglots « funèbres » d’une cellule, des rires « féroces « dont frissonnait chaque fleur le long d’une ramée », des prières bourdonnantes. Nous savons enfin qu’il s’agit d’un criminel qu’on amène au supplice.

Ce sont pourtant trois suppliciés qu’évoque ensuite le rêve. Le premier est un moine, Dom Augustin. Il n’est pas évident qu’il soit supplicié mais il meurt. De qui s’agit-il ? On ne sait. Augustin est un prénom masculin qui provient du latin augustinus, « consacré par les augures », celui dont la volonté est celle des dieux. Le dom Augustin le plus célèbre est un prêtre qui écrivit en 1746 un « Traité sur les apparitions des esprits et sur les vampires », dans lequel il conclut résolument au caractère fictif de ces créatures. La seconde est bien suppliciée et il s’agit d’une jeune fille nommée Marguerite. Certains considèrent qu’il s’agit de l’héroïne du Faust de Goethe, condamnée à mort pour avoir tué l’enfant issu de sa relation coupable avec Faust. Mais le poème ne semble pas indiquer cette mort pour la Marguerite d’ « Un rêve ». Le supplicié est finalement bien le poète que l’on lie à la roue. Mais il est seul sauvé, en un paragraphe rendu très musical par l’alternance de mètres impairs 7/11 et par l’évocation de la pluie et d’une eau torrentielle qui efface tout le rêve, balaye le cauchemar, la mort, et autorise l’évasion. C’est bien ainsi qu’on échappe aux cauchemars ou que l’on quitte les rêves.

Et comme la nuit n’est pas finie, il continue de « poursuivre d’autres rêves jusqu’au réveil », concluant le texte sur une allitération qui souligne la proximité des mots rêves et réveil.

Il est né Louis-Jacques Napoléon Bertrand en 1807 à Ceva, en Italie d’un Lorrain et d’une Italienne. Son père, officier napoléonien est muté à Dijon, et c’est là que Bertrand passe la plus grande partie de son enfance. Son père meurt le 27 février 1828 et ce n’est qu’avec l’aide financière de sa tante, que Louis-Jacques peut poursuivre ses activités. En 1828 il crée le journal littéraire Le Provincial, dans lequel il tente de mettre sa plume au service d’un idéal romantique. Victor Hugo a écrit une lettre élogieuse au journal, pour le remercier d’un poème qui lui a été dédié. Encouragé par cette intervention, Bertrand part pour Paris en novembre. Il rencontre Hugo, Nodier, Sainte-Beuve. C’est dans cette période qu’il prend le pseudonyme d’Aloysius, que certains estiment extrait d’un mystérieux grimoire et que d’autres identifient comme un nom de troubadour.

Un rêve

                J’ai rêvé tant et plus, mais je n’y entends note.
                Pantagruel, livre III.

     Il était nuit. Ce furent d’abord, – ainsi j’ai vu, ainsi je raconte, – une abbaye aux murailles lézardées par la lune, – une forêt percée de sentiers tortueux, – et le Morimont(*) grouillant de capes et de chapeaux.

     Ce furent ensuite, – ainsi j’ai entendu, ainsi je raconte, – le glas funèbre d’une cloche auquel répondaient les sanglots funèbres d’une cellule, – des cris plaintifs et des rires féroces dont frissonnait chaque fleur le long d’une ramée, – et les prières bourdonnantes des pénitents noirs qui accompagnent un criminel au supplice.

     Ce furent enfin, – ainsi s’acheva le rêve, ainsi je raconte, – un moine qui expirait couché dans la cendre des agonisants, – une jeune fille qui se débattait pendue aux branches d’un chêne, – et moi que le bourreau liait échevelé sur les rayons de la roue.

     Dom Augustin, le prieur défunt, aura, en habit de cordelier, les honneurs de la chapelle ardente; et Marguerite, que son amant a tuée, sera ensevelie dans sa blanche robe d’innocence, entre quatre cierges de cire.

     Mais moi, la barre du bourreau s’était, au premier coup, brisée comme un verre, les torches des pénitents noirs s’étaient éteintes sous des torrents de pluie, la foule s’était écoulée avec les ruisseaux débordés et rapides, – et je poursuivais d’autres songes vers le réveil.

(*) C’est à Dijon, de temps immémorial, la place aux exécutions.

   Aloysius Bertrand – Gaspard de la nuit – Livre III – 1842

Aloysius BERTRAND

Outre ses activités poétiques Aloysius Bertrand travaille comme journaliste : il devient ainsi rédacteur en chef du « Patriote de la Côte d’Or », sous le nom de Ludovic Bertrand. Cela lui permet d’afficher ses convictions républicaines, non sans virulence. Il collabore aussi avec d’autres revues parisiennes et dijonnaises, dont le Mercure de France.

Il semble que sa vie ait été fort difficile. Il manque souvent d’argent, se trouvant facilement dans la misère. Il se fait des ennemis. Certains auteurs soulignent qu’il a honte de ses origines, et ne parvient pas à se faire une place chez les romantiques parisiens. Il tente sans succès de réussir en faisant jouer ses pièces de théâtre. Et il est malade, ayant contracté la tuberculose en 1829.

En poésie, il se consacre à l’écriture de « Gaspard de la nuit », un long poème en prose qui reste inachevé. sa publication connaîtra bien des péripéties et il ne la verra pas de son vivant. Hospitalisé le 18 septembre 1838 à Notre-Dame de la Pitié, où il restera jusqu’en mai 1839, avant de rejoindre l’hôpital Saint-Antoine. Il meurt le 29 avril 1841 à Necker, où il est veillé par son ami le sculpteur David d’Angers. Institué légataire universel du poète, ce dernier parvient enfin à faire publier « Gaspard de la nuit » en novembre 1842 avec l’aide de Sainte-Beuve.

Ce recueil aura une influence considérable qui inspirera à Baudelaire « Le Spleen de Paris ». Aloysius Bertrand est considéré comme l’inventeur du poème en prose, ayant inspiré Charles Baudelaire qui l’a adapté à l’évocation du monde moderne.  C’est avec l’œuvre d’Aloysius Bertrand que le poème en prose sert à définir une structure poétique autonome bien particulière: une composition fondée, en dehors de tout souci de rimes et de vers puisque la présentation typographique est en effet celle de la prose, sur des structures récurrentes formant une unité, avec des recherches de cadences, de sonorités, d’images selon un langage qui s’adapte par sa musicalité aux « soubresauts de l’âme », comme l’écrivit Baudelaire. La tradition de la prose cadencée remonte à l’Antiquité mais Aloysius Bertrand a inventé une forme originale, des poèmes en prose brefs, dont les images se succèdent rapidement, sans articulation encombrante, sans transitions. L’art de dire les choses en peu de mots.
   

On peut lire à ce propos notamment :

L’article de Pierre Brunel dans l’Encyclopedia Universalis ainsi que son édition annotée, avec postface, chronologie et bibliographie : « Aloysius Bertrand, Gaspard de la Nuit », L’École des Lettres, Seuil, 1993.

Bonenfant Luc. Le vers détourné : Aloysius Bertrand et la réinvention de la prose. In: Romantisme, 2004, n°123. Formes et savoirs. pp. 41-52.

Steve Murphy (dir.) Lectures de Gaspard de la Nuit de Louis(« Aloysius ») Bertrand Presses Universitaires de Rennes, coll. « Didactique du français », 2010, 348 p.

Un site est consacré au poète http://poetes.com/bertrand/

Maurice Ravel a composé un triptyque pour piano inspiré de l’oeuvre d’Aloysius Bertrand: Gaspard de la nuit : Trois poèmes pour piano d’après Aloysius Bertrand.

En guise de PS, ce billet est ma première utilisation du nouvel éditeur de WordPress…soyez indulgents...

3 réflexions sur “Nuit

  1. Incroyablement beau, ah… cet Aloysius est parfois trop oublié. On peut aussi mettre l’accent sur ce refrain qui se répète: « ainsi j’ai entendu, ainsi je raconte » qui fait comme si le poète était un voyant, qui ne fait qu’enregistrer ce qu’il perçoit.

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