Rivières

Certaines rivières sont le silence, enfoui dans tes yeux
elles sont la boue, la vase
le vide qui vient.
Tu es le virage, aperçu trop tard,
la perte d’équilibre.

Certaines rivières grondent
elles se préparent au sommet des rêves
elles emportent l’usure des jours.
Tu es le visage, fugace, espéré
aperçu dans un reflet de l’eau.

Certaines rivières charrient des phrases,
des lignes de pierres qui se heurtent, des blessures
elles saignent.
Tu es le bruit battant
de la pluie.

Certaines rivières débordent, me débordent
mais les saumons qui brillent en inversent le cours
le pêcheur attend, pilier d’un pont de fils.

Texte écrit sur la proposition de Laura Vazquez dans son atelier Certains mots vivent dans ma gorge – avec Audre Lorde & Schopenhauer.

En mémoire de Jérôme, défenseur des espaces naturels et pêcheur dans les gaves pyrénéens évoqués par le beau documentaire « La rivière » de Dominique Marchais.

2 réflexions sur “Rivières

  1. Ce beau poème est à la fois un témoignage vibrant en l’honneur de l’ami disparu et une métaphore de l’acte d’écrire. Il explore spécifiquement la complexité de laisser une trace indélébile à travers les mots pour garder vivant le souvenir d’une personne absente. Les motifs récurrents (« certaines rivières » et « tu ») instaurent une harmonie rythmique qui imite le flux naturel et changeant de la rivière, créant une sensation de fluidité et de continuité et cette harmonie rythmique peut également être interprétée comme une métaphore de l’acte d’écriture. Le poète utilise la rivière pour représenter le flux de sa pensée et de ses émotions.
    Dans la première strophe, le rythme est lent et régulier, comme le flux d’une rivière calme. Les mots « silence », « boue », « vase » et « vide » suggèrent une atmosphère lourde et mélancolique, mais aussi la difficulté de faire émerger du vide laissé par son ami disparu et d’une matière informe (la boue et la vase de la rivière) les mots pour dire l’émotion. Le silence est double : celui du disparu (« Le silence enfoui dans tes yeux », pour représenter l’immobilité d’un regard qui ne transmet plus rien) et de l’auteur face à sa mort. Dans la deuxième strophe, le rythme s’accélère, devenant plus fort à l’image d’une rivière en crue. Le silence est remplacé par le vacarme du courant tumultueux. Dans la troisième strophe, le rythme chaotique des vers reflète une perte de contrôle (« Certaines rivières charrient des phrases… »), on passe de la colère à la douleur. La comparaison des mots à des « lignes de pierres qui se heurtent » est particulièrement frappante, comme celle des rivières qui « saignent » comme des blessures, ou du disparu comme « bruit battant de la pluie ».
    La dernière strophe offre un contraste saisissant avec le reste du poème. Un dépassement de la souffrance provoquée par le vide laissé par le défunt grâce à l’écriture poétique. L’auteure rappelle notre impuissance face à la vie et au temps (« certaines rivières débordent, me débordent »). Cependant, elle suggère que les souvenirs et la mémoire, par leur puissance évocatrice, ont le potentiel d’inverser le cours du temps inexorable (représenté par la rivière) et de rendre le souvenir éternel, à l’image « des saumons qui brillent ». La dernière image du poème est très forte. Elle montre l’ami disparu, désormais enraciné pour l’éternité dans ce milieu qu’il affectionnait tant et dont il était le défenseur, se fondant avec la rivière et la nature pour devenir un pilier immuable du pont de fils.

    « On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve, parce que, déjà, dans sa profondeur, l’être humain a le destin de l’eau qui coule. L’eau est vraiment l’élément transitoire. Il est la métamorphose ontologique essentielle entre le feu et la terre. L’être voué à l’eau est un être en vertige. Il meurt à chaque minute, sans cesse quelque chose s’écoule. […] L’eau coule toujours, l’eau tombe toujours, elle finit toujours en sa mort horizontale. »
    L’Eau et les Rêves (1942) de Gaston Bachelard

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    • Merci chère lectrice pour cette lecture et cette belle citation de Gaston Bachelard, qui exprime en effet parfaitement ce qui est à l’œuvre dans le texte. Je suis très frappée par cette « mort horizontale », qui contredit et incarne la silhouette de ce pêcheur debout au milieu du gave. Il se mêle en effet dans le poème l’incarnation d’une perte et la tendresse pour ces rivières qui sont au cœur des paysages béarnais (le « Béarn des gaves ») et des souvenirs d’enfance.

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