Nervosité

J’écris. Le soir surtout, à la frontière de la fatigue. Je pose les doigts sur les touches du piano à mots silencieux pour découvrir ce que mon corps recèle de tristesse : je les laisse courir ; ils suivent les instructions d’une âme absente. Je teinte de gris les pages virtuelles d’une interface opale. Je relate la vie de cet intime étranger qui marche dans mes pas. Je comprends qu’il s’agit d’un journal.

Depuis longtemps, je note que la peau de mes paumes se ligue contre moi. Sans que j’y prête garde, elle déclenche par simple effleurement de la périphérie du clavier de troublantes sélections de texte, des disparitions. L’œil rivé sur la fenêtre grise, je répare, recommence. Parfois, je lutte contre l’envie de frapper avec mes poings cet instrument de torture aléatoire – je sens la rage prendre possession de moi – il n’est pas sûr que je résiste longtemps à cette pulsion. Ne serait-ce pas un suicide lent ?

Et puis, une pensée se lève : ce monde, avec son démiurge engoncé dans les circuits occultes de l’ordinateur, n’a guère de sympathie pour moi. Mes mains se font alors plus légères – les mots, pendant quelques instants, s’alignent régulièrement. Je poursuis le travail, déambulant par l’imagination dans des pays que je croyais oubliés. Mais très vite l’écriture perd son apesanteur. Une ombre efface mes traces sur l’écran.

La nervosité est un tremblement subtil, l’esquisse frileuse d’un désaccord intérieur. Je me sens à la marge de la vie, ni dans la mienne, ni dans celle d’un autre. Il y a peut-être dans cette marge des beautés à découvrir.

Dehors, un nuage respire dans l’air froid où ta main a déchiré le soleil.

3 réflexions sur “Nervosité

  1. Qu’un sentiment, ou plutôt un ressenti si négatif que la nervosité puisse être mis en mot avec autant de hauteur… j’apprécie beaucoup. Des mots en harmonie, évocateurs, aussi reconnaissables. Un style signature, dans sa justesse.

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    • Merci Joëlle pour votre commentaire sur cette « nervosité ». Ce texte s’est imposé d’abord comme la description d’un ressenti physique, que d’autres, peut-être, connaissent aussi?

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  2. Un poème qui touche sa cible en plein cœur ! D’emblée, le titre interpelle le lecteur en créant une certaine tension physique et les auteurs cherchent à l’ installer en empathie avec le narrateur. D’ailleurs, l’incipit du texte, « J’écris » place le lecteur immédiatement dans la situation du narrateur en train d’écrire. Le titre est aussi un indice sur le thème du poème, qui est le rapport entre le corps et l’écriture, entre la volonté et l’instinct, entre le contrôle et le lâcher-prise mais aussi suggérer une certaine urgence, une nécessité d’écrire qui se traduit par une fébrilité du rythme de l’écriture (la frappe des mots sur le clavier) pour exprimer un mal-être (« âme absente »), une frustration et un isolement face à l’écriture et au monde. L’écriture semble un processus qui se produit presque automatiquement, « à la frontière de la fatigue » lorsque l’esprit conscient est en retrait et qu’il devient observateur. Cela permet de « relater la vie de cet étranger intime qui marche dans ses pas », c’est-à-dire qui se cache dans son ombre. Les émotions, les pensées inconscientes de cet « autre moi » s’inscrivent sur les « pages virtuelles d’une interface opale » à la manière d’un log, un journal informatique qui enregistre les erreurs et les événements qui affectent le bon fonctionnement d’un programme. Le narrateur fat un parallèle délibéré entre le journal intime et le journal d’erreurs pour souligner le caractère automatique de l’écriture.
    Dans le deuxième paragraphe, le texte évoque le conflit violent ressenti avec son autre moi. L’expression adverbiale qui commence ce paragraphe indique que ce conflit dure « depuis longtemps » et le corps, en particulier la peau des paumes, est décrit comme une force antagoniste qui entrave la capacité à maîtriser les émotions. En fin de compte, malgré la résistance, l’auteur ne peut aller contre la puissance de la mémoire de son corps. Il sait qu’un simple événement, un défaut d’attention fera resurgir les émotions qu’il tente d’oublier comme « les troublantes sélections de texte, les disparitions ». Le poème entier contient des indices qui soutiennent cette idée.
    Le dernier paragraphe se démarque par son caractère réflexif et son élévation avec une définition qui métamorphose la mélancolie en une image d’une grande beauté poétique. La phrase finale suggère que la beauté peut se trouver même dans les moments sombres, tout en maintenant un voile de mystère sur l’identité de la personne ou de l’entité abstraite qui est désignée par le pronom « tu ».

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