Nous marchons sur l’aube aux frondaisons de marbre, nos pieds brûlés par la végétation rugueuse – verdure saccadée, peaux de salamandre accrochées aux fougères, encoches humides du sang des sacrifices – la douleur est un jeu perdu dans l’heure originelle. Pourrons nous atteindre la promesse de la clairière ?
Oraison du bois mourant aux rebords de brûlure, chuchotements des toits sur les troncs craquelés – chair consumée de nos mémoires heureuses. Peut-être sommes-nous devenus la nouvelle tourbe amoureuse du ciel.
« Bois » est un poème rétrospectif allégorique. Au soir d’une relation amoureuse et peut-être de sa vie, le narrateur (ou est-ce une narratrice) pose un regard sur son passé et se demande si les promesses échangées autrefois avec l’être aimé ont été tenues ou si elles resteront à jamais inaccomplies.
Les paragraphes sont structurés comme de longs plans-séquences. L’ellipse temporelle, l’utilisation du présent, les métaphores très évocatrices permettent au lecteur d’embrasser d’un seul regard la relation amoureuse de sa naissance sous les « frondaisons de marbre » jusqu’à son oraison en passant par les brûlures provoquées par « la végétation rugueuse ». Cette technique visuelle et concise propre à la langue poétique qui se retrouve dans certaines œuvres picturales, cinématographiques, ou encore sur les vitraux d’église est ici exploitée avec un talent incontestable.
La dimension charnelle est très présente dans ce texte. C’est par elle que le lecteur pénètre dans ce paysage onirique avant d’accéder à son sens plus profond. La dimension charnelle s’exprime principalement par la nature qui devient alors le reflet des sentiments des amants, et porte la marque du temps qui passe, sculptant corps et âme. Le narrateur s’appuie également sur la symbolique des couleurs pour illustrer l’évolution des amants à travers le temps. Le blanc de l’aube symbolise la pureté et l’innocence des amants au début de leur relation. Le vert de la végétation luxuriante représente le chemin parcouru ensemble et les épreuves surmontées et les expériences partagées. Enfin, le rouge évoque la douleur et le désir.
En outre, ce poème se distingue par l’emploi de la deuxième personne du pluriel : « Nous ». Le « je » du narrateur pourtant sous-entendu tout au long du texte ne s’exprime que par un « nous » fusionnel. Cela signifie que les sentiments et les difficultés rencontrées par les amants ont profondément transformé leur identité. C’est comme si le « nous » était devenu une extension du « je » et qu’après des années de marche côte à côte il est très difficile de différencier ce qui appartient en propre à chacun des amants. Ainsi, au fil du temps, les amants ont bâti une identité commune ou une forme d’osmose.
Enfin, le caractère universel des thèmes abordés : passage du temps et usure du couple, douleurs et épreuves constitutives de la passion amoureuse et quête de transcendance à travers l’amour et le désir facilitent l’identification du lecteur au narrateur.
Le premier paragraphe s’ouvre avec l’expression « l’aube aux frondaisons de marbre », une métaphore très riche et polysémique. Le terme « aube » dérive du latin « alba » qui signifie blanc. Cela fait référence à l’union des amants (mariage), à l’innocence et à la pureté, mais aussi au caractère sacré et éternel des promesses prononcées sur l’autel symbolisé par « le marbre », tandis que les frondaisons peuvent représenter l’église, les branches des arbres formant une sorte de voute s’élevant vers le ciel. La frondaison signifie aussi la pousse de feuilles sur les arbres et les arbustes (cnrtl), renvoyant aux prémices de la relation entre les deux amants, la montée et la puissance du désir amoureux. Si le poème s’ouvre par la vision des deux amants se dirigeant vers l’autel de l’église, un saut dans le temps à l’intérieur même de la première phrase nous conduit à l’image des amants avançant avec les « pieds brûlés sur la végétation rugueuse ». Cela sert à illustrer la difficulté d’avancer côte à côte sur le même chemin. « La verdure saccadée » est une très belle métaphore pour figurer le chemin chaotique, parsemé d’obstacles et de moments de bonheur que les amants ont parcourus ensemble, tandis que les « peaux des salamandres accrochées aux fougères » figurent les transformations des amants qui ont dû s’adapter l’un à l’autre et ont fait des concessions douloureuses. Les « encoches humides du sang des sacrifices » symbolisent la souffrance que les amants ont ressentie en renonçant à une partie d’eux-mêmes. La salamandre signifie transformation, mais aussi la renaissance. Transformation, car il s’agit d’un amphibien qui mue régulièrement. Mais aussi renaissance, car on prêtait à la salamandre la faculté de résister aux flammes. François 1er en avait fait son emblème et sa devise : « Nutrisco et Extinguo », qui signifie « Je me nourris du bon feu, j’éteins le mauvais ». « La douleur est un jeu perdu dans l’heure originelle » vient comme une confirmation pour faire de la douleur un élément inhérent à l’amour, « l’heure originelle » représente la naissance de l’amour. En s’engageant dans la relation amoureuse, les amants connaissaient les règles du jeu et acceptaient d’avance la possibilité de souffrir et de faire le deuil d’une partie d’eux-mêmes. Ce qui amène le narrateur à poser la question qui conclut le premier paragraphe : « Pourrons-nous atteindre la promesse de la clairière ? ». Cette phrase semble contenir un sentiment de lassitude et de découragement. Le narrateur se demande s’ils (les amants) pourront atteindre un jour un apaisement (« clairière ») ou réaliser les promesses échangées au début de la relation amoureuse.
Le premier et le deuxième paragraphe semblent séparer par un long laps de temps. Ce changement temporel s’accompagne d’une évolution de rythme et de ton. Le mouvement et au dynamisme du premier paragraphe est remplacé par un rythme plus lent voire statique, le ton est nostalgique et mélancolique. Cette opposition est accentuée par les deux métaphores qui ouvrent les paragraphes : l’une symbolisant les promesses du commencement (« aube aux frondaison »’), l’autre évoque la fin d’un cycle (« oraison du bois mourant »). C’est comme si le cycle naturel de la forêt s’était accompli. L’oraison chante l’éloge funèbre de la relation, tandis que ‘les troncs craquelés’ peuvent faire référence aux corps vieillis des deux amants. Métaphore filée de la forêt transformée en simple feu de cheminée à l’agonie, celui de la passion amoureuse qui doucement s’éteint. Les « rebords de brûlure » représentent les traces de la flamboyance passée de la relation amoureuse. On retrouve le souvenir de la passion amoureuse dans les expressions « chuchotement des toits », métonymie pour imager le foyer domestique (qui abrite la cheminée), ou encore dans « chair consumée de nos mémoires heureuses ». Cette expression peut exprimer le désir charnel éteint, mais aussi que la trace du désir charnel est profondément inscrite dans la mémoire du corps. Ainsi, la nature luxuriante, sauvage du premier paragraphe est devenue du bois coupé se consumant lentement dans une cheminée. La passion ardente s’est transformée en passion domptée. Mais demeure les souvenirs des amants et peut-être plus que cela comme l’annonce la dernière phrase. Le narrateur se demande s’ils sont devenus « la nouvelle tourbe amoureuse du ciel ». Cela peut signifier que à l’image de la salamandre, résistante au feu, et comme la tourbe qui se nourrit de la décomposition des matières organiques que feu de la passion peut renaitre de ses cendres.
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Que répondre à cette belle analyse. L’hydre à deux têtes a apporté son caractère hybride au poème, un pied en enfer, l’autre dans le souvenir : les deux mouvements de la mémoire sont comme les amoureux du bois, qui, après les douleurs de la séparation, tentent de se retrouver ?
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Que répondre à cette belle analyse. L’hydre à deux têtes a apporté son caractère hybride au poème, un pied en enfer, l’autre dans le souvenir : les deux mouvements de la mémoire sont comme les amoureux du bois, qui, après les douleurs de la séparation, tentent de se retrouver ?
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