Plage

Mon corps est une eau douce tombant dans le ciel bleu de ton regard, il te durcit à son rythme; nous retrouvons, dans un seul cri, l’été secret et ses chemins odorants.

Ce sont tes mains sur mon visage qui ont conduit la pluie, guidé ses lignes le long des lèvres; ce sont mes mains qui ont trouvé la source.

Nous nous adossons à la pierre calcaire qui garde la chaleur des mers, nos gémissements résonnent dans les carrières oubliées, nous nous aimons dans les pages de plâtre.

4 réflexions sur “Plage

  1. « Plage », un poème lumineux et débordant de sensualité est traversé par deux thèmes principaux. D’une part, il explore le lien entre le corps et la mémoire, mettant en avant son rôle central dans le processus de la remémoration (la fameuse madeleine de Proust). Les souvenirs enfouis dans la chair ressurgissent grâce aux sensations physiques éprouvées durant la relation charnelle. D’autre part, le poème souligne l’importance de l’écriture dans l’actualisation des souvenirs. À travers l’utilisation de l’écriture et de sa capacité narrative, le poète transforme ses souvenirs et les réinvente, transcendant ainsi une rupture amoureuse pour en faire quelque chose de beau et d’éternel. Mémoire, écriture, sensualité, mais aussi nature sont à l’œuvre dans ce magnifique texte où le bleu du ciel et de la mer contraste avec le blanc de la roche calcaire et de la page d’écriture.

    « Plage » présente deux niveaux de lecture qui s’appuie la polysémie du vocabulaire utilisé. Le premier niveau correspond à la description d’une relation charnelle très sensuelle, tandis que le deuxième niveau correspond à une réflexion plus profonde sur le rôle du processus d’écriture dans l’inscription du souvenir dans la mémoire. Ainsi, le poème est structuré autour d’une succession chronologique où chaque paragraphe se concentre davantage sur une certaine temporalité : passé, présent, éternité. Le premier paragraphe commence par l’évocation d’une relation charnelle passée. Dans le deuxième paragraphe, cette réminiscence charnelle est ensuite transposée dans le présent de l’écriture, où les mains de l’amant « ont conduit la pluie », métaphore des larmes de l’amante qui se transforment en lignes d’écriture. Enfin, l’image des « pages de plâtre » dans le dernier paragraphe pourrait symboliser la volonté de la narratrice de fixer l’éphémère de ces moments en éternité.

    Le premier paragraphe décrit une relation intime très sensuelle, où le cadre naturel ajoute une dimension supplémentaire en fusionnant le corps les amants avec les éléments naturels. Les amants ne font qu’un avec la nature. Les frontières entre leurs corps et les éléments naturels s’effacent, créant une fusion parfaite. La nature devient le miroir de leurs sensations, amplifiant et cristallisant leur expérience. « Le ciel bleu » infini (« ton regard ») et la fluidité de la mer (« mon corps est une eau douce »), tout comme les « chemins odorants » de l’été, résonnent avec les émotions intenses des amants. De la même manière, « L’été secret » laisse entendre que les amants entretiennent une liaison secrète, ce qui ajoute une complicité émotionnelle à leur relation.

    Toutefois, dès le premier paragraphe, on peut observer des indices d’énonciation laissés par la narratrice, suggérant qu’elle contrôle le fil narratif de la réminiscence des souvenirs. Et plus précisément par son corps. « Il (mon corps) te durcit à son rythme », « Nous retrouvons dans un seul cri, l’été secret et ses chemins odorants ». Nous sommes dans l’instant de l’écriture. Le corps contrôle la narration des souvenirs en les ramenant à la surface, ce qui entraîne une réécriture des souvenirs plutôt qu’une simple remémoration. Cela signifie que l’amante peut revivre les souvenirs autant de fois qu’elle le souhaite, mais les vivre comme s’ils étaient nouveaux à chaque fois. L’odorat, en particulier, agit comme un fil d’Ariane, guidant la narratrice dans les méandres de sa mémoire. Elle suit « les chemins odorants », tels des indices olfactifs, pour reconstituer le récit de son passé. Ainsi, la narratrice peut rejouer la relation charnelle autant de fois qu’elle le souhaite et en moduler le récit « à son rythme » jusqu’à l’extase finale.

    Dans le paragraphe suivant, l’acte d’écriture devient le thème central. Au premier niveau de lecture, l’amante pleure la rupture amoureuse. « Ce sont tes mains (celles de l’amant) sur mon visage qui ont conduit la pluie ». La pluie est la métaphore des larmes versées par l’amante provoquée par la disparition de l’amant. La narratrice évoque la tristesse et la souffrance générée. Cependant, elle va beaucoup plus loin, en créant un très émouvant effet miroir entre les mains de l’amant qui « ont conduit la pluie » (provoqué les larmes) et les mains de l’amante qui « ont trouvé la source » (écrivent le poème). L’amant est la cause des larmes (« la pluie ») qui a « guidé ses lignes le long des lèvres », c’est-à-dire qui ont inspiré les mots du poème (les lèvres étant le lieu de la parole). Mais c’est l’amante qui a créé ce poème (la source) avec ses propres mots pour exprimer sa tristesse. Dans ce poème, la narratrice écrit sur l’acte d’écrire ses souvenirs (mise en abyme). C’est comme si nous lisions le poème à travers ses yeux, partageant son processus de réminiscence et de création.

    Dans le dernier paragraphe, deux éléments attirent le lecteur. D’une part, le passage de l’utilisation du « je » et « tu » à « nous » fusionnel et d’autre part, la création du poème comme acte de mémoire. En effet, l’image de la pierre calcaire qui ouvre le paragraphe (« nous nous adossons à la pierre calcaire… » est très symbolique. Le calcaire est une roche sédimentaire qui conserve toutes les traces du passé. Le fait que les amants s’y adossent signifie que leur histoire est profondément enracinée dans la mémoire de la narratrice, et ce, grâce à la mémoire du corps qui conserve les souvenirs de leur passion. Ainsi, « chaleur des mers » renvoie à la chaleur des corps vivants, tandis que « les gémissements » sont la manifestation sonore des ébats amoureux). Les souvenirs de leur passion seront conservés dans la roche sédimentaire et survivront après leur disparition. La roche n’étant pas dans la même dimension temporelle que les êtres humains. La pierre calcaire est utilisée comme une métaphore du papier sur lequel la narratrice écrit leur histoire, le poème, qui devient « pages de plâtre ».

    L’acte d’écrire le poème devient un acte de mémoire, gravant l’histoire des amants dans la pierre et sur le papier.

    Aimé par 1 personne

    • Merci chère lectrice pour cette appréciation et cette analyse presque intimidante. L’écriture de ce texte a été presque simple, fluide, comme incarnée dans les deux corps aimants, suivant le rythme des corps, des éléments et du temps. Le calcaire garde en effet les traces du passé et, particulièrement, celles de la mer, c’est une chaleur où l’on pourrait plonger. C’est aussi une pierre fréquente dans la construction de Paris et, avec les pages de plâtre, elle est en effet une trace mnésique de l’écriture de l’amour.

      J’aime

Laisser un commentaire