Une parole, souvent, étouffe ma mémoire. Elle souffle ses mots silencieux sur le tissu des souvenirs. Je ne sais plus les noms des poètes, ni les titres des histoires. Je ne sais plus rien des collines ni des vallées que mes yeux ont léchées. Les paysages se couvrent de givre, et mon ventre malade s’ouvre au long sifflement d’un scalpel : la parole opère à froid, dans les interstices du repos. Je dois réinventer les sombres décors du théâtre où j’ai entendu les échos de mes pas. Peut-être y verrai-je, avant la nuit, le long des plinthes et des façades de carton, couler le sang tiède d’un animal.
Magnifique.
Merci, Aline (et/ou Pierre). ✨❣️
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merci pour ce compliment chère Geneviève.
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« Parole » se rattache à « Solitude » un texte précédemment partagé sur ce blog. Identité, conscience, mémoire, temps sont les thèmes sous-tendus que ce poème déplie à travers une écriture réflexive. Le narrateur, par un cheminement introspectif, cherche à renouer avec son identité personnelle et à préserver son intériorité mise en difficulté par le bruit du monde. Ce que Hartmut Rosa qualifie d’accélération empêche la sédimentation de la mémoire, nécessaire au narrateur pour donner du relief à son paysage intérieur et à la (re) construction de son identité. Dans ce contexte, le poème devient un espace de résistance où le soi tente de se (re) définir face à l’incessante cacophonie du monde.
Le narrateur commence par décrire comment le brouhaha du monde, son flot incessant, asphyxie sa mémoire. « Une parole, souvent, étouffe ma mémoire », affirme-t-il, soulignant par l’emploi du déterminant indéfini « une » le caractère vague et indistinct de ce bruit. Dans la phrase suivante, le narrateur précise « elle souffle ses mots silencieux » pour exprimer comment cette parole vient interférer et détruire le « tissu des souvenirs ». C’est comme si le bruit du monde, impersonnel, anonyme, car non défini, sans contours vient remplacer, concurrencer la musique intérieure des souvenirs et de la mémoire, la remplir du silence de ses mots. Le narrateur utilise l’expression oxymorique « mots silencieux » pour montrer le paradoxe de cette parole dépourvue de sens qui ne dit rien du monde et ne peut pas rentrer en résonnance avec son intériorité. Elle étouffe la richesse et la profondeur de sa mémoire personnelle. La parole est assimilée à un vent destructeur et superficiel qui souffle ses mots, bruit évanescent qui disparait sitôt apparu et empêche toute sédimentation de la mémoire et la (re) construction de l’identité. C’est un souffle qui arase constamment la surface du vécu et ne laisse aucune trace durable. Les mots silencieux brouillent les strates des souvenirs, tissu fragile qui s’effiloche sous l’effet de la parole du monde. Comment maintenir la continuité de soi dans un monde où souffle une parole incapable de nourrir la mémoire et qui efface les souvenirs ? Il ne « sait plus les noms des poètes ni les titres des histoires. Je ne sais plus rien des collines ni des vallées que ses yeux ont léchées. » Ainsi, le narrateur désemparé se sent perdu dans un lieu qu’il ne reconnait plus. « Les titres des histoires » de sa mémoire s’effacent, les détails de ses souvenirs s’affadissent, sont emportés par le souffle des « mots silencieux », à la manière dont les couleurs d’une vieille carte postale pâlissent lissant les reliefs, supprimant les contours des objets. Le bruit du présent use et polit le paysage de son monde intérieur, il n’y a plus de collines ni de vallées, comme il n’y a plus de profondeur ni de distance entre le passé et le présent permettant une sédimentation des strates de l’identité du narrateur. Tout est figé dans un éternel présent, surface sans relief « les paysages se couvrent de givre », engourdissant toutes les émotions et les sentiments. Le narrateur se meurt intérieurement. Le bruit du monde asphyxie les racines de la mémoire et les strates privées de nutriments se dessèchent peu à peu. Pour redonner toute la puissance à la parole, aux mots, le narrateur ne voit plus qu’une solution : ouvrir son « ventre malade », siège des émotions et des sensations, car « la parole opère à froid, dans les interstices du repos ». Inciser le corps au son du « long sifflement du scalpel » et le disséquer afin de permettre aux mots de s’infiltrer dans les tissus moribonds pour les approvisionner en oxygène et leur redonner vie. La métaphore du scalpel peut être vue comme l’instrument chirurgical précis découpant les parties nécrosées de la mémoire pour permettre une renaissance, une nouvelle croissance à partir des tissus sains (les souvenirs). Le narrateur est sans doute en quête du moment de rupture où tout a basculé, cet instant au cours duquel un événement traumatisant, douloureux a arrêté le mécanisme de la mémoire et anesthésié les sensations, les émotions, en réaction au traumatisme par un effet de protection et qui a entrainé son effondrement et l’a arraché à son propre corps. Ainsi, le narrateur doit effectuer une introspection profonde pour atteindre les souvenirs qui lui permettent de ressentir à nouveau, de retrouver les sentiments qui redonneront des couleurs, du relief « aux sombres décors du théâtre » où résonnait « l’écho de ses pas ». Pour cela, il doit « réinventer un décor, un lieu à partir des fragments fragiles des souvenirs qui ont survécu au moment où tout a basculé. Cela s’opère par la parole poétique, dans laquelle réside la puissance émotionnelle et créatrice par laquelle il pourra aussi se réinventer, reconstruire une nouvelle identité débarrassée des segments morts de la mémoire. C’est du moins une lecture possible qui éclairerait le sens de la dernière phrase : « Peut-être y verrais-je avant la nuit, le long des plinthes et des façades de carton, couler le sang tiède d’un animal ». Le sang tiède de l’animal représente la vitalité, la vie et l’animal le narrateur lui-même tandis que la nuit symbolise la mort symbolique. Cette dernière image violente d’un animal sauvage gisant sur le flanc blessé illustre à la fois la vulnérabilité et la souffrance, mais aussi la lutte pour la survie, et cet instinct de vie qui anime l’animal.
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