Regard

Mon regard ne peut plus croiser dans les eaux du tien, se poser comme un oiseau sur le rebord d’un balcon, regarder à l’intérieur, où se trouvent tous les objets de l’enfance: nos regards se sont fuis, comme nous avons fui la parole.

Dans ton regard, j’ai vu l’absence, j’ai vu apparaître l’absence. Pourtant, tu me diras, l’absence ne peut apparaître, elle est disparition. Pourtant, je te dis ce que je sais, l’absence a émergé dans tes yeux. Et je sais que tu l’as vu, toi aussi.

Demain, tes yeux pleureront peut-être, après les miens, ou juste avant. Ils regarderont à côté. Je me cacherai pour laisser couler les miens. J’étoufferai l’écho des sanglots.

Nous croiserons d’autre regards. Parfois, dans un miroir, des yeux se rencontrent, ou se reconnaissent. Ils se parlent.

Il me reste une question :

Qui est entré dans tes yeux pour les fermer ?

3 réflexions sur “Regard

  1. Composé de quatre courts paragraphes et d’une question finale, « Regard » est un poème sur la rupture. Il explore la perte d’un lien de connivence et de compréhension intime, un lien unique où deux êtres peuvent maintenir une proximité si intime que les mots deviennent superflus. Un regard suffit. Cette fenêtre ouverte sur l’intériorité s’est brutalement refermée, laissant la narratrice perdue et désorientée. L’être aimé devient alors une forteresse dans laquelle il s’est replié si profondément qu’il semble hors d’atteinte, absent.

    La narratrice vit douloureusement la perte de ce lien intime. C’est avec des mots qu’elle tente de comprendre et de cerner la cause de cette rupture. En tout premier lieu, ce texte est une adresse à l’être aimé, lancée à distance comme on lance une bouteille à la mer, avec l’espoir qu’il la saisira au vol.

    Le poème commence par décrire, par la voix de la narratrice, la relation avec l’être aimé avant la rupture. Le regard est vu comme une fenêtre ouverte sur l’intimité de la personne, donnant accès à ses émotions, ses pensées, ses sentiments. L’utilisation de la négation pour dépeindre une relation qui n’existe plus souligne que la rupture n’était pas désirée par la narratrice : « je ne peux plus ». Cela sous-entend que la relation était sous-tendue par un pacte implicite entre elle et la personne aimée. Cette dernière autorisait la narratrice à entrer dans son intériorité. C’est comme s’il y avait eu une rupture de contrat.

    Ainsi, la narratrice ne peut plus « croiser dans les eaux du tien », elle ne peut plus « se poser comme un oiseau » ni « regarder à l’intérieur ». Dans la première phrase du poème, le jeu de mots sur le verbe « croiser » est révélateur du rôle du regard dans l’accès à l’intimité et à la communication entre les deux protagonistes. Le verbe peut en effet signifier à la fois rencontrer quelqu’un (communiquer, échanger, créer un lien) et naviguer sur une étendue d’eau. Le fait qu’elle ne puisse « plus croiser dans les eaux » de son regard suggère que l’être cher devient inaccessible comme un territoire interdit. De même, l’aspect liquide de l’œil comparé à un océan protéiforme traduit les sentiments et les émotions changeantes de la personne aimée.

    D’autre part, la métaphore du «  rebord du balcon » symbolise la frontière entre l’intimité et l’extérieur. Et le fait que l’oiseau de nature craintive s’y posait autrefois sous-entend qu’il était autorisé à pénétrer cet espace intime. Cela suggère également qu’il existait une relation à la fois discrète, précieuse et délicate permettant de développer une familiarité et une confiance entre les deux protagonistes. La force de ce lien est illustrée par l’image « des objets de l’enfance » très riche de sens et ambiguë. Cette expression peut exprimer une très longue relation unissant les deux protagonistes, les objets de l’enfance représentent alors tous les souvenirs concrets, mais aussi les émotions, les expériences, une communauté de pensée, une complicité qui ont solidifié la relation au fil du temps. De même, l’enfance renvoie à la pureté, à l’innocence, suggérant que le temps a pu altérer la nature de la relation comme le souligne l’utilisation de la négation « ne… plus ». Dans ce contexte, les objets d’enfance symbolisent les vestiges d’un passé révolu. L’oiseau autrefois libre de se poser sur le rebord du balcon, se heurte désormais à une barrière infranchissable, celle de l’absence. Absence de mots, absence de regards : « nos regards se sont fuis, comme nous avons fui la parole ». L’utilisation du verbe « fuir » est révélatrice de la souffrance que représente la difficulté à communiquer et l’incompréhension qui a cru au fil du temps. L’évitement apparaissant comme la solution la moins douloureuse.

    L’étymologie du mot « strophe » provient du grec ancien « strophê », signifiant « retournement » ou « tournant ». Dans le contexte de ce poème, le changement de strophe marque un changement de perspective entre le premier paragraphe et le second puisque nous passons de « mon regard » à « ton regard ». Le monde plein et commun que la narratrice partageait à travers le regard de l’être aimé a été remplacé par l’absence, tel un rideau aveugle tiré sur l’extérieur. À présent, l’accès au monde intérieur de l’être aimé lui est refusé.

    Quelque chose chez l’être aimé s’est peut-être brisé ou bien a envahi son espace intérieur comme une marée noire ensevelissant toute la richesse de son monde intérieur. Comme une pollution, un poison qui s’infiltre peu à peu enfermant l’être aimé sa prison intérieure. Il semble que cette absence soit survenue progressivement : « Dans ton regard, j’ai vu l’absence, j’ai vu apparaître l’absence », « j’absence a émergé dans tes yeux ».

    Cette absence est aussi absence au monde, comme si l’être aimé s’était dissout en lui-même. Ce qui transparaît à travers l’utilisation de ces expressions oxymoriques, c’est que l’être aimé est présent physiquement, mais absent mentalement. L’absence est suffisamment puissante pour être matériellement palpable par la narratrice, si puissante qu’elle envahit même l’espace d’écriture par la répétition de son motif. Elle devient la présence tangible du retrait de l’être aimé ou de sa disparition progressive. Absent à lui-même, l’être aimé ne peut soutenir une relation avec les autres.

    Ce qui est remarquable dans cette strophe c’est que le silence est devenu le moyen de maintenir une forme de communication entre les deux protagonistes. Chacun sait que l’autre sait, ce qui les rend malheureux. De même, le vide laissé par l’absence de communication permet à la narratrice de prendre conscience de la complétude qui existait entre eux et qui semble perdue. Le creux du silence qu’ils partagent boursoufle les traces de leur connivence passée. Ces traces subsistantes deviennent sources de regrets et de souffrance chez les deux protagonistes.

    La dernière partie du poème évoque cette souffrance avec les sanglots et les larmes que chacun cachera à l’autre, signe tangible que le regard de l’autre demeure important, qu’une faille minuscule chemine sur le rideau de fer qui sépare les deux protagonistes, ou qu’un reste de pudeur subsiste. Cependant, leurs larmes couleront en décalage, suggérant que la douleur ne peut plus être partagée ni comprise par l’autre, soulignant la distance qui s’est creusée en même temps que l’absence. Ce vide est rempli par une conscience mutuelle de la rupture et de la souffrance de l’autre, mais chacun s’enferme dans sa douleur silencieuse et cache sa vulnérabilité à l’autre (« demain, tes yeux pleureront peut-être, après les miens, ou juste avant. Ils regarderont à côté »). Le silence est devenu l’unique moyen de communication qui leur reste (« j’étoufferai l’écho des sanglots »).

     L’emploi du futur dans cette strophe anticipe une période sombre, celle de la douleur des larmes à venir et la reconnaissance d’une douleur commune dans le miroir du regard de personnes inconnues croisées au hasard. C’est aussi une manière de dire que cette expérience aura transformé la narratrice qui pourra à présent se reconnaitre dans le miroir de ceux qui ont partagé la même épreuve.

    La question finale résonne comme une ultime tentative de briser le rideau de silence qui séparent les deux protagonistes et comme une ultime tentative d’ébranler les certitudes de l’être aimé « Qui est entré dans tes yeux pour les fermer ? »

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