Retrait

Se retirer doucement, refluer, laisser quelques lignes blanches sur les pierres, le murmure des rivières, l’ancien chant de la joie.

L’ombre gagne les champs, disperse les pistils de l’enfance.

Dans notre âme, où trouver le jaune d’une voix ?

Une réflexion sur “Retrait

  1. Quelques mots jetés sur la blancheur d’une page, comme une note personnelle, une note à soi-même, voilà la première impression d’un lecteur qui tomberait par hasard sur ce texte très bref intitulé « Retrait ». C’est aussi le questionnement d’une personne qui cherche une raison de vivre, et plus profondément un moteur à sa vie. Qu’est-ce qui fait perdurer l’homme dans son désir d’existence quand tout est sombre et que « l’ancien chant de la joie » est derrière soi. Le narrateur, en proie à la douleur et à la mélancolie, utilise l’écriture comme moyen de retrait du monde et d’introspection pour retrouver en lui-même la joie au sens spinoziste. En creusant en soi à travers l’écriture, il cherche à retrouver un âge d’or résolument perdu. Pourra-t-il dépasser, transcender cette douleur enracinée dans un temps révolu pour trouver en lui-même une puissance d’être, lui permettant de s’émanciper vers un avenir désirable ?
    « Retrait » est structurée en trois phrases. La première phrase est constituée de plusieurs segments juxtaposés, à l’infinitif et de groupes nominaux, donnant un rythme fragmenté, comme si le narrateur ne possédait plus ni la force d’écrire ni celle de parler. Comme s’il était à bout de souffle et ne pouvait plus produire que des bribes de pensées. L’absence de sujet défini montre une forme de distanciation par rapport au réel, d’indifférence, d’effacement progressif, qui renforce l’idée de retrait du narrateur par rapport à la réalité pour s’engager dans une introspection. L’idée de retrait quasi physique du narrateur est symbolisée par l’image du reflux d’une vague sur la plage qui doucement perd de sa puissance pour ne « laisser (que) quelques lignes blanches sur les pierres », évoquant l’écume d’une vague qui reflue et s’accroche à la roche (métaphore filée). Cette image renvoie à des souvenirs heureux, murmurés par des rivières, qui entonnent « l’ancien chant de la joie ». L’introspection permet au narrateur d’accéder à un passé à la vitalité foisonnante, s’écoulant en suivant le courant vif des rivières. Dans ce contexte, la joie doit être lue comme l’augmentation de la puissance d’agir et de vivre, une force intense, illustrée ici par « l’ancien chant de la joie ».
     Cette première phrase peut également être entendue comme une métaphore de l’écriture introspective. En s’effaçant du monde présent pour « entrer en écriture », le narrateur cherche à fixer un passé heureux dans le temps, une idée que l’on trouve traduite dans le texte par l’expression « quelques lignes blanches sur les pierres ». Le texte est construit sur une confrontation entre un passé idéalisé, coloré, vibrant et un présent inerte, sans relief et décoloré. L’écriture sert alors à colmater le vide, remplir l’espace vacant en capturant les images du passé. On assiste dans ce texte à un renversement inhabituel, puisque le passé lointain est décrit comme plus vivant que le présent. Cette perception du temps suggère que le narrateur a vécu une rupture qu’il n’a pas réussi à dépasser, peut-être causée par la perte d’un être cher ou par une expérience traumatisante qui a brisé sa puissance d’être. Se réfugier dans les souvenirs d’un passé heureux peut alors apparaitre comme la réponse à une profonde nostalgie ou au désespoir dont souffre le narrateur : revivre grâce aux mots « l’ancien chant de la joie » que murmuraient les rivières.
    Cette démarche d’écriture peut sembler paradoxale, puisqu’en emprisonnant les souvenirs de ce passé joyeux et vivant sur du papier, le narrateur transforme son passé en nature morte. C’est peut-être dans ce sens que l’on doit lire la seconde phrase de ce texte : « L’ombre gagne les champs, disperse les pistils de l’enfance ». Cette deuxième phrase vient se heurter à la première. Sa syntaxe concise, laconique, minimale, mais au rythme ferme et allant, montre la force irrésistible de l’ombre face à la force vitale ou puissance d’être du narrateur qui perd peu à peu du terrain, comme une vague qui se retire doucement. Il faut noter que dans cette phrase, le sujet agissant, l’ombre, est parfaitement identifié, tandis que dans la première phrase, l’absence de sujet agissant souligne la faiblesse grandissante de la volonté du narrateur. Le présent immobile, sans vie, contamine le passé idéalisé. Les verbes « gagne » et « disperse » reflètent le caractère invasif (« gagne ») et destructeur (« disperse ») de l’ombre. L’ombre peut représenter soit la mémoire, soit le temps. Dans ce contexte, la fixation par l’écrit, rendue difficile par l’infidélité de la mémoire et le travail de sape du temps, rend caduque ou presque vaine l’écriture introspective. « Les champs », espaces ouverts gagnés par l’ombre, rétrécissent l’horizon du narrateur, tandis que les pistils de l’enfance, représentant une forme d’innocence, ne pourront plus jamais être retrouvés. Le temps et la vie ont définitivement transformé le narrateur, qui ne pourra jamais réintégrer la personne qu’il était. Le frottement du passé avec le présent sans couleur lui fait prendre conscience que ce passé n’est plus accessible et s’étiole avec le temps. Le narrateur se trouve alors coincé entre un passé devenu inaccessible et un présent non désirable.
    La dernière phrase, qui se présente comme une question directe, diffère du reste du texte par le retour du narrateur qui nous interpelle à travers un « nous » collectif. C’est tout d’abord un rappel direct que nous sommes tous confrontés au rétrécissement de l’horizon des possibles avec le temps qui passe, nous faisant prendre conscience de notre finitude. Nous allons tous mourir un jour. Ensuite, cette question réintroduit une lueur d’espoir avec le retour de la couleur jaune, symbole de la lumière, du soleil, de l’étoile et par conséquent du désir.
    Le narrateur conclut sur une puissante affirmation contenue dans la question elle-même : la réponse se trouve dans notre âme, c’est-à-dire en nous. Nous sommes les seuls êtres vivants à avoir la conscience de notre finitude, et parce que nous sommes limités, nous ne pourrons jamais répondre à toutes nos questions. C’est cette quête incessante qui nous fait avancer, créer et chercher de la beauté, que l’on retrouve nichée dans ces quelques lignes que je viens d’interpréter.

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