Arc-en-ciel

Le soir est entré lentement par la fenêtre –
il a dissimulé ses fines gerçures dans le sourire de la lumière –
le velours de la lampe tremble

Pose doucement ta main sur ma peau, là où tu le veux,
lisse le drap des journées heureuses, des nuits malhabiles –
que nous importe

La peau est la mémoire de l’amour,
un arc-en-ciel posé sur la mort.

3 réflexions sur “Arc-en-ciel

  1. Ce poème intitulé « Arc-en-ciel » est articulé en trois strophes en vers libres ; il contraste fortement avec « Retrait » et « Aubes » par une organisation de la pensée en forme d’entonnoir, emmenant le lecteur et l’amant dans un cheminement introspectif qui débouche sur une conclusion quasi philosophique, mettant en balance le carpe diem épicurien d’Horace et une prise de conscience aiguë du tragique de la vie. La première strophe du poème installe un cadre et une atmosphère particulièrement nostalgique et intimiste que le moment vespéral de la scène rend propice, tandis que les trois lignes suivantes interpellent l’amant et incitent ce dernier à entrer dans le jeu amoureux de la narratrice afin de raviver les émotions du passé. Enfin, le texte se referme sur une réflexion centrée sur le caractère éphémère de la vie et de l’amour tout en en soulignant leur beauté. Cette réflexion finale fait écho de manière lointaine à la poésie de Ronsard avec son fameux « Mignonne, allons voir si la rose… » ou toujours du même auteur, mais dans une version moins idéalisée, plus charnelle, aux poèmes adressés à « Marie », cette belle paresseuse languide.

    Le premier paragraphe du poème offre une lecture à la fois descriptive et symbolique. Il pose le décor, un peu comme on le ferait pour une pièce de théâtre. La forme impersonnelle donne l’impression que le texte s’écrit tout seul, ce mouvement de l’écriture crée un effet cinématographique immersif. Le lecteur, tout comme l’amant directement interpelé dans le second paragraphe, est comme envoûté par l’atmosphère intime qui les enveloppe. Dans ce contexte, un brouillage des distances et des limites entre le monde du lecteur et la situation d’énonciation s’opère. Le lecteur est-il un observateur (voire un intrus) discret de la scène ou bien celui ou celle que la narratrice interpelle doucement ? Le texte joue habilement sur cette frontière entre lecteur et amant pour accentuer l’effet d’intimité et de proximité en s’appuyant sur un jeu de lumière et la personnification des éléments.

     D’un point de vue descriptif, le moment vespéral et la lumière douce de la lampe offrent un écrin idéal à une scène intimiste entre deux amants portant un regard nostalgique sur leur relation amoureuse. D’un point de vue symbolique, le soir, entré presque par effraction par la fenêtre souligne le passage du temps et la fugacité de la vie et des sentiments. Le soir illustre à la fois la fin du jour, mais aussi la fin d’une histoire et/ou de la vie. Cette scène peut aussi bien décrire une relation amoureuse parvenue à son terme qu’une conversation entre deux vieux amants tournant leur regard sur la longue route parcourue ensemble. L’ombre du soir pénétrant la maison par une ouverture dérobée en souligne le caractère insidieux (« lentement »), irréversible. Ceci est montré par la dichotomie entre la lumière naturelle envahie par l’ombre du soir et la lumière artificielle de la lampe qui vient, de manière imparfaite, tromper le déclin de la vie et l‘érosion des sentiments.

    Ainsi, le soir, métaphore du passage du temps, « a dissimulé ses fines gerçures dans le sourire de la lumière ». « Les fines gerçures » représentent les accrocs de la vie, les blessures ou tout simplement l’érosion du temps ou la vieillesse. De la même façon qu’un maquillage dissimule les effets du temps sur un visage, « le sourire de la lumière », représente une attitude de façade pour masquer les blessures infligées par l’autre ou l’usure des sentiments provoquée par le temps qui passe.

     Quant à la très délicate métaphore du « velours de la lampe », elle renvoie à la patine du temps qui lisse et atténue les marques du temps et les blessures émotionnelles et fragilise les souvenirs, la mémoire. Le texte oppose de manière subtile les matières : l’aspect lisse et doux du velours contraste avec l’aspect irrégulier et rugueux des « fines gerçures » qui s’impriment de manière indélébile dans la peau. Le fait que ce velours tremble montre la fragilité de ce masque ou celle des souvenirs éclairés par une lumière artificielle, beaucoup moins intense que la lumière naturelle qui représente la vitalité et la vie.  

    Le premier paragraphe prépare émotionnellement l’amant (et le lecteur) à l’adresse du second. Il y a dans ces trois lignes comme dans les trois suivantes, une douceur et une tendresse qui laissent transparaître la délicatesse des sentiments éprouvés par les amants. La narratrice sait qu’elle ne gagnera pas contre le temps et la mort, c’est pourquoi elle choisit d’interpeler son amant pour rouvrir ensemble, peut-être une ultime fois, le livre de l’amour, inscrit sur la peau des amants, parchemin mémoriel de leur histoire. Ainsi c’est par une injonction caressante que la narratrice invite l’amant à poser sa main sur sa peau. Cette injonction, nuancée par l’adverbe « doucement » suggère un jeu amoureux, à la fois coquin comme le souligne l’hyperbole « là où tu veux » et tendre comme un baume réconfortant. La main de l’amant et la peau de la narratrice se reconnaissent mutuellement, retrouvent leur familiarité amoureuse et charnelle. La peau joue le rôle de déclencheur ; les sensations et les émotions que suscite le toucher, la caresse, à la façon d’une madeleine de Proust vont réactiver les souvenirs des amants. 

    Le corps de l’amante devient ainsi un livre où est consignée la vie entière des amants, il suffit d’ouvrir ce livre à une page au hasard pour raviver un souvenir charnel ou sensoriel. La peau se métamorphose en un paysage où les amants se promènent, flânent au gré de leurs envies, de leur humeur. Les amants redécouvrent leurs lieux secrets ; il est possible qu’une pierre roule sous leurs chaussures. Mais « que (leur) importe » cette pierre, car sillonner ce territoire de chair est une façon de déplier au maximum les événements de leur vie commune, d’étirer le temps et de retarder le moment fatidique de la rupture définitive (« lisse le drap des journées heureuses, des nuits malhabiles »). Ce voyage dans le temps et les souvenirs leur permet de retrouver les sensations, les bruits, les odeurs de leur histoire intime.

     La peau, par extension le corps en conservant les traces physiques du passage du temps, des ébats charnels, des émotions et des sensations vécues apparaît alors comme la seule « la mémoire de l’amour ». Et si la jeunesse, la beauté physique s’évanouissent a avec le temps, les souvenirs quelle que soit leur nature, et l’amour perdurent. La peau garde la mémoire des moments partagés, un peu comme les pétales fanés d’une rose gardent le souvenir de leur éclat passé. Enfin, en acceptant de revivre indifféremment les bons comme les mauvais souvenirs, l’amante affirme qu’elle assume la totalité de la relation, comme quelque chose qui a fait d’elle ce qu’elle est aujourd’hui et que symbolise « l’arc-en-ciel » du dernier paragraphe. Une réponse forte au tragique de la vie et à l’inéluctabilité de la mort, la seule possible :

    « Un arc-en-ciel posé sur la mort »

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