Charme

Je me suis habitué au charme de ton corps
Chacun de tes mouvements inspire la caresse
Tes gestes contiennent l’harmonie de tes joues avant la frénésie

Je regarde tes profils (les courbes que j’ai volées sur tes odeurs)
En moi montent les ondes qui dépassent ma force immédiate
Derrière se cachent les tourbillons, les spasmes du plaisir

Avec toi, j’apprends à écorcher les vagues endurcies de l’attente
Ton corps appelle l’éclat de la brûlure
Que j’ai eu tant de mal, dans d’autres sexes, à attirer sur moi

Je me suis habitué au charme de ton corps
Juste assez pour apprendre maintenant à m’en déshabituer
Demain, je serai, dans ton regard, vierge de souvenirs

En toi je veux semer le geste des agonies

2 réflexions sur “Charme

  1. En lisant Charme, il est difficile de ne pas rapprocher ce poème de l’œuvre de Charles Baudelaire, dont nous avons commémoré très récemment la disparition. Articulé en quatre tercets suivis d’un vers conclusif en vers libres, Charme pourrait être perçu comme un hommage indirect à l’auteur des Fleurs du mal, par sa tonalité sensuelle, son écriture synesthésique, et l’exploration du thème de la femme, l’une des figures centrales de l’œuvre baudelairienne. Ce poème est une adresse à l’être aimée que le narrateur nous présente essentiellement à travers l’envoûtement charnel qu’elle provoque en lui. Comme chez le poète disparu, le narrateur exprime son tiraillement entre l’aliénation recherchée, mais douloureuse, dans le désir et le plaisir charnel que le corps de cette femme suscite en lui, et la volonté de se libérer de cette emprise.

    En ouverture du poème, le vers « Je me suis habitué au charme de ton corps » exprime la puissance d’attraction du corps de la femme comme si le narrateur avait été victime d’un sortilège (« charme »). Cette idée est renforcée par l’association paradoxale avec le verbe « habituer », qui peut être compris comme une accoutumance qui loin d’émousser ce désir pour le corps de l’amante, accentue son emprise sur lui. « Habituer » peut également être lu au sens de « Establir sa demeure en un autre Pays que le sien » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694). Cette acception est particulièrement intéressante, car elle suggère que le corps de la femme permet au narrateur d’accéder à un autre univers sensoriel, unique — c’est dans ce sens qu’il faut lire le vers « Que j’ai eu tant de mal, dans d’autres sexes, à attirer sur moi — un univers où les sens sont intensifiés et contribue ainsi à l’aliénation qu’il ressent pour ce corps.

    Dans cette première strophe, le corps de l’amante est décrit comme la matérialisation parfaite, idéalisée du désir et du plaisir, la muse du poète-amant qui dans « Chacun de [tes] mouvements inspire la caresse ». Son corps est comme une œuvre d’art allégorique, aux proportions parfaites (harmonie) en perpétuelle transformation, miroir du désir de l’amant : « tes gestes contiennent l’harmonie de tes joues avant la frénésie ». Le corps de la femme est toujours présenté en mouvement pour souligner qu’il est source d’un désir inépuisable, car changeant. Il devient un idéal inaccessible, le moteur d’un désir charnel jamais assouvi. Le narrateur semble éprouver une sorte de fascination pour le corps de son amante qui se meut librement et qui ne semble pas avoir conscience de son pouvoir. Cette liberté et « cette innocence » ou « nonchalance » renforcent le pouvoir d’attraction que l’amante exerce sur le narrateur, son corps réactivant constamment la mémoire du désir et du plaisir. C’est l’idée qui est développée dans la seconde strophe : « Je regarde tes profils (les courbes que j’ai volées sur tes odeurs/En moi montent les ondes qui dépassent ma force immédiate ». Ici l’odeur de la femme est ce qui permet de créer une mémoire du désir et l’accès au plaisir et à la jouissance physique. On pense au roman de Süskind, le parfum ou encore certains poèmes de Baudelaire comme « la Chevelure » ou « Parfum exotique ». L’odeur ne se contente pas de raviver le souvenir, mais ouvre également la porte de l’imaginaire, de l’ailleurs par un effet synesthésique. Le narrateur reconstruit la carte du désir du corps de l’amante en associant chaque partie de son anatomie, qu’il a intériorisée visuellement, à une odeur. L’utilisation du pluriel dans « profils » souligne bien l’aspect changeant et protéiforme du corps de la femme qui lui résiste dans une possession (cf. « volées ») complète, totale, et maintient ainsi le désir inassouvi, un désir que l’amant ne peut ni contrôler ni réprimer (« en moi montent les ondes qui dépassent ma force immédiate). C’est comme si chaque courbe, chaque geste, chaque odeur de l’amante déclenchait un déclic et faisait resurgir un souvenir précis et intense de la mémoire sensorielle amplifiant et intensifiant ainsi le désir réel et la jouissance à venir. Le dernier vers de cette strophe « derrière se cachent les tourbillons et les spasmes du plaisir » renforce l’idée de perte de contrôle sous l’emprise de ses sens et de la mémoire du désir.  

    Si le narrateur trouve en cette femme, celle qu’il a toujours cherchée — « que j’ai eu tant de mal, dans d’autres sexes, à attirer sur moi » —, ce désir inassouvi, l’absence de contrôle et le fait que le corps de son amante résistera à l’épuisement de son désir engendrent de la souffrance. Le narrateur semble tirailler entre l’intensité de sa passion qu’il peut enfin vivre avec son amante et les affres d’un désir inextinguible qu’il ne peut maitriser : « Avec toi, j’apprends à écorcher les vagues endurcies du désir de l’attente ». Ce vers suggère qu’il souhaite reprendre le contrôle de ses sens tandis que le corps de l’amante présent ou en souvenir agit sur lui comme un véritable supplice — « ton corps appelle l’éclat de la brûlure ». L’expression « éclat de la brûlure » traduit bien la violence douloureuse du désir que ressent le narrateur, mais aussi la brièveté de son éclat, sa fulgurance de cette intensité ; l’assouvissement éphémère du désir dépasse les limites du réel pour approcher l’idéal, le sublime, tout en restant inaccessible.

    Le narrateur comprend alors que sa quête est vaine. La reprise du premier vers du poème dans la dernière strophe résonne différemment, à la fois comme un constat et une résignation. Il exprime son tiraillement entre l’expérience d’une passion intense et transcendante et la souffrance qui découle de ce désir inassouvi. Cette tension illustre parfaitement le conflit baudelairien entre l’enfer et l’idéal. Par contraste, l’amante semble plus détachée, plus libre. Qu’elle soit inconsciente ou non de son pouvoir ou seulement indifférente, le fait qu’elle soit la seule à éveiller en lui une telle passion la rend indispensable, comme une drogue dont il ne peut se défaire. Et c’est précisément pour cela que le narrateur semble affirmer dans cette strophe : « Juste assez pour apprendre maintenant à m’en déshabituer ». En ajoutant le préfixe privatif « dés », qui signifie la cessation de l’accoutumance, le narrateur révèle sa volonté de se libérer de l’ensorcellement, de l’envoûtement qui tourmente son corps et son esprit. Les deux derniers vers du poème pourraient suggérer que le narrateur souhaite effacer la totalité des souvenirs de sa mémoire sensorielle afin d’échapper « aux vagues endurcies de l’attente », cette tyrannie du désir pour retrouver une forme d’innocence perdue (« vierge de souvenirs ») ou revivre la relation avec la même intensité — « Demain, je serai, dans ton regard, vierge de souvenirs ». Enfin, il pourrait s’agir de recommencer la relation en dépassant l’accoutumance par l’acquisition d’une sorte d’indifférence au passé, ou d’un oubli immédiat et permanent de la mémoire sensorielle. Le vers « En toi je veux semer le geste des agonies » évoque un cycle de désir, jouissance, et douleur voué à se répéter continuellement. Le pluriel de « agonies » suggère cette répétition, tandis que le verbe « semer » introduit peut-être une volonté de transmettre à son amante sa souffrance, une façon d’altérer son apparent détachement en y répandant la servitude du désir.

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    • merci pour ce précieux commentaire, cette précieuse analyse, juste et personnelle, comme toujours chère lectrice.

      Je retiens le mot habituer, que j’ai cru détourner un peu de son sens, alors qu’il retrouvait celui de ses origines.

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