Au réveil
L’émission reprend
Le filet de bruit
Comme un filament qui grésille
Dans la tête
L’eau de la rivière coule
Sur le lit rocailleux
Présence obsédante
Ni à l’extérieur, ni à l’intérieur
Soi vaguement
Dans le flux du monde
Pointe avancée de la vie
Qui souffre sans passé
Et se tait
Dans un murmure.
« Réveil » est un poème découpé en trois strophes non rimées décrivant les états de la conscience humaine. Ce texte offre trois niveaux de lecture, littérale, existentielle et philosophique qui convergent vers une même conclusion, celle d’une conscience fluctuante, insaisissable. Chaque strophe met en lumière une caractéristique de cette conscience. Dans la première strophe, le narrateur s’interroge sur son émergence, tandis que dans la seconde, il cherche à la localiser, enfin dans la dernière strophe, il constate son érosion progressive, portée par le flux du temps jusqu’à son extinction définitive. La conscience semble être étroitement liée à la mémoire, au temps et à la finitude de l’homme en perpétuelle confrontation avec lui-même et un monde extérieur. La densité interprétative et la profondeur de ce texte exigent une lecture approfondie de chacun des paragraphes qui le composent pour en déplier toutes les nuances.
La première strophe du poème met en scène un moment très concret et intime de la vie quotidienne, celui du réveil matinal. L’utilisation d’une métaphore audacieuse, celle d’un émetteur radio cherchant sa bonne fréquence symbolise le réveil de la conscience à elle-même après une mise en veille pendant le sommeil. « Le filet de bruit » et l’idée que « l’émission reprend » pourraient suggérer que cette conscience entretient un lien fragile et intermittent avec elle-même qu’elle doit tous les matins réactiver. Ce qui pose en creux la question du lien entre éveil et conscience de soi. Est-on absent pendant le sommeil ou bien la conscience fonctionne-t-elle de manière plus faible ? Et dans ce cas sous quelle forme persiste-elle lorsque nous ne sommes pas présents au monde et à nous-mêmes ? Les rêves ne représentent-ils pas une manifestation différente de la conscience ? Quel est le rôle du corps dans l’émergence de la conscience ? Toutes ces questions ne sont pas clairement posées dans la première strophe, mais présentes en filigranes à travers l’idée de reprise.
Le réveil semble correspondre à une période de transition où le flux de pensée reprend peu à peu son cours, un moment où la conscience n’est pas complètement ancrée dans le réel. Le filet de bruit montre la faiblesse du signal et reflète la difficulté de la conscience à se reconnecter avec elle-même, à émerger de cet état d’entre-deux bruissant d’une rumeur indistincte parasitant le lien qu’elle émet. Ces interférences font clignoter, grésiller la lumière du filament qui incarne cette conscience renaissante flottant dans une sorte de chaos originel. On peut rapprocher ce processus, sentiment de présence consciente et active, d’autoréflexivité, du cogito sum cartésien à travers l’affirmation d’un « je pensant ». La pensée consciente d’elle-même affichant sa subjectivité permet au narrateur de se dissocier de ce qui l’entoure en tant qu’individu pensant englobant aussi les perceptions corporelles. Bien que le corps ne soit pas présent explicitement dans le poème, on peut imaginer que les grésillements évoqués dans la première strophe peuvent symboliser également une réappropriation progressive du corps et de ses sensations, qui tout comme la conscience se sont mis en pause durant le repos nocturne. Ainsi, le dernier vers de la strophe « dans la tête » prendrait toute sa signification, en décrivant la conscience comme un mouvement partant de son intériorité pour aller vers le monde extérieur dans un mouvement de va-et-vient à travers le corps comme point de connexion entre le soi et le monde. C’est ce mouvement d’oscillation que s’attache à approfondir la seconde strophe.
Dans cette strophe, le filet de bruit qui caractérisait la conscience émergente flottant dans un amas de perceptions confuses s’est transformé en rivière, au flux ample et vif. La conscience gagne en puissance, mais reste suspendue entre deux mondes, ni tout à fait à l’extérieur, ni tout à fait à l’intérieur. Le narrateur se montre dans une recherche constante d’un point d’équilibre entre son intériorité et le monde extérieur lui permettant de rester à flots dans le cours du temps qui continue à avancer. L’eau qui « coule » symbolise son intégration à la fois dans le flux naturel du temps et de la mémoire du narrateur présentant ainsi une conscience toujours instable qui se redéfinit en permanence. Cette idée est contenue dans la métaphore du « lit rocailleux » de la rivière, matérialisant la confrontation avec des éléments naturels extérieurs, mais aussi avec des obstacles liés à son intériorité que la conscience, ce je pensant, rencontre sur son chemin et qui influencent et modifient son cours. Cette strophe souligne la difficulté du narrateur à trouver un point d’équilibre, il y a une tension entre son intériorité et le monde extérieur, équilibre d’autant plus difficile à maintenir qu’il se trouve à la jonction de plusieurs confluences, celle de la temporalité et d’une mémoire qui lutte contre l’entropie pour garder une forme de cohésion. Ainsi, le murmure grésillant du matin s’est transformé en un chant puissant et porteur, mais envahissant et emplissant de son volume sonore toute la conscience comme le sous-entend l’expression « présence obsédante ».
Dans la seconde strophe, le narrateur exprime son combat pour ajuster sa place dans un monde aux repères mouvants, fuyants dans une course contre la montre où l’oubli et le silence gagnent du terrain comme nous allons le voir dans la dernière strophe. En effet, l’indétermination comme mode de fonctionnement génère chez le narrateur une souffrance en ouvrant un vide devant et derrière lui. Ce « soi vaguement », reflète une identité floue qui traduit un sentiment de dépossession, une incapacité à pleinement en adéquation avec lui-même et le monde. Le narrateur a le sentiment que tout lui échappe, y compris le temps et la mémoire, ce qui fait de sa conscience une entité inachevée, inaboutie, en perpétuel devenir. Le narrateur échoue à s’identifier pleinement et à donner un sens à son existence en raison de ce manque de stabilité temporelle, car il fait face à l’impossibilité de jeter des repères ou des points d’ancrage le long de ce cours d’eau qui s’écoule inexorablement (« qui souffre sans passé »). Le flux puissant de la rivière finit par l’emporter et par le submerger dans les tourbillons et les rapides du monde extérieur dont le vacarme assourdissant couvre la voix de la conscience si fragile. Ainsi, sans passé solide, le narrateur est condamné à vivre dans un présent permanent (« pointe avancée de la vie »), et à se laisser porter par le flux du monde, qui suscite en lui ce sentiment d’angoisse existentielle. Comme toute chose au monde, la conscience finira par se taire et le temps effacera toutes ses traces.
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merci encore, chère lectrice, pour cette belle interprétation de Réveil, texte est dans la continuité des poèmes « existentiels » dont nous avons, Aline et moi, émaillé notre travail depuis plus d’un an. Et merci d’avoir insisté sur ce moment particulier de la journée où le soi est encore en suspens, et ne s’est pas tout à fait recondensé en une unité de corps et d’esprit : le monde autour de soi « grésille ». Expérience simple, existentielle, évidente : le passage du sang dans le corps avec l’indécision de l’extériorité, de l’intériorité; son intérieur car il renvoie à la conscience, extérieur car il renvoie au corps.
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