Ivresse

Et vint l’ivresse d’une naissance.
Du coup, du contre-coup la vie a tremblé.
Doute d’être né du présent,
Redondance des sensations nocturnes,
La peur suinte de chaque regard appuyé sur les vastes lits du monde.

Quand je serai à l’heure présente,
Je nommerai les choses.
Je n’aurai plus à chasser leurs ombres
Par la fissure de mon être.

Êve sera (enfin) rêveuse,
Elle nommera la nuit qui vient et qui va
Dans le clair-obscur de la maison commune.

La poésie voyagera sans bagage
Dans l’univers de la pensée.

2 réflexions sur “Ivresse

  1. Ivresse repose sur une structure en entonnoir qui figure une progression partant d’un chaos initial ou de confusion pour évoluer vers un état dépouillé de la pensée et d’épure esthétique. Sa complexité réside dans la multiplicité des clefs d’interprétation dévoilant ainsi plusieurs strates de lecture qui se répondent et s’entremêlent pour former une unicité de sens, presque primitive, primordiale. Deux axes principaux ressortent : celui de l’allégorie de la création poétique qui jaillit d’une fulgurance et se libère de tous ses artifices pour atteindre la quintessence du geste poétique et celui d’un cheminement introspectif, du récit cosmogonique d’un homme dont la naissance marque l’avènement du temps et l’ordonnancement de l’univers.
    Cette lecture tentera d’articuler ces deux axes pour montrer que le narrateur subordonne l’accomplissement de son geste poétique à une présence au monde total.
    Le poème s’énonce comme un récit fondateur, dont il emprunte les codes de forme et d’écriture associés. Le premier vers, « Et vint l’ivresse d’une naissance », marque une irruption in media res dans le récit cosmogonique d’une naissance. Il suggère une émergence dans un espace sans contours définis ni mouvement temporel, renvoyant implicitement à la Genèse biblique ou aux mythes
    . « Et vint » confère à l’événement de la naissance un caractère fracassant, dont les ondes impulsent un mouvement irréversible au temps. On part d’un chaos, au sens premier du terme, c’est-à-dire d’un monde in-forme qui se transforme par une transcendance divine en un cosmos, en un monde ordonné comme le suggère le vers suivant « du coup, du contre-coup la vie a tremblé ». L’expression « du coup, du contre coup » est ici à prendre au sens littéral. Elle signifie que cette naissance est comparable à un coup de tonnerre qui ébranlerait la vie elle-même, qui la mettrait en ordre de marche.
    Cette irruption de l’élan vital se rapproche de la fulgurance de l’inspiration qui traverse le poète, d’une puissance telle qu’elle fait vaciller toutes les certitudes que le narrateur possédait sur le monde qui l’entoure. La radicalité de l’élan créateur déstabilise le poète narrateur, car se déploie devant lui « les vastes lits du monde » comme une réalité entièrement neuve. L’adjectif « ivresse » laisse penser que le poète en revêtant le manteau de démiurge éprouve à la fois l’exaltation de la toute-puissance et le vertige du pouvoir créateur. On peut également relever dans « le regard appuyé sur les vastes lits du monde », l’image d’un homme contemplant sa création, ou celle d’un général à cheval évaluant du haut d’un promontoire sa nouvelle conquête. Face à la responsabilité écrasante que représente cet événement, le poète semble presque dépassé par sa propre création, « la peur suinte de chaque regard » tandis qu’il doute même de sa légitimité à créer, « doute d’être né du présent ».  
    Pourtant, d’emblée, le narrateur, tout comme le lecteur à travers l’artifice du in media res, est happé dans le tunnel qui ne simule pas tant la naissance d’une vision poétique que celle du poète lui-même, comme si l’un ne pouvait exister sans l’autre. Plus précisément, la redéfinition des contours d’un monde nouveau semble s’accompagner d’une refonte totale de l’identité du poète-narrateur. Ce phénomène est amplifié par la structure des strophes, dont le nombre de vers dégressifs (quintil, quatrain, tercet, distique) intensifie l’impression d’un rythme accéléré à l’image des contractions d’une matrice prête à expulser un nouveau-né.
    Ainsi c’est une véritable renaissance en pleine conscience qui se déploie dans ce texte, elle s’accompagne de l’irruption du temps linéaire. L’expression « Et vint » fixe le moment précis où le temps bascule, et propulse le récit dans un défilement irréversible à partir de l’événement conjoint de la renaissance du narrateur et de sa création poétique. Sa linéarité permet l’organisation du chaos en un monde structuré.
     Cependant, si le narrateur assiste à sa re-naissance, des traces de son ancien moi, des fragments du passé subsistent et persistent en lui et s’exprime à travers « la redondance des sensations nocturnes » et du « doute d’être né dans le présent ». On peut se demander si « les redondances des sensations nocturnes » ne mettent au jour, ne révèlent pas l’aspect cyclique en jeu dans l’inspiration poétique qui a chaque création bouleverse l’identité du narrateur et lui impose une nouvelle vision du monde. Autrement dit, le narrateur, tel un démiurge, reconstruit et réordonne le monde à chaque fulgurance créatrice, mais ce processus implique une répétition et une remise en question perpétuelle. La relation du poète démiurge avec le temps interroge sur la nature de son rapport. Est-ce que le geste poétique est un moyen de transcender le temps et d’apprivoiser les peurs, ou bien le poète est-il prisonnier d’un présent qu’il doit constamment réinventer ? ***
    Le quatrain suivant nous plonge effectivement dans l’acte même de la création qui passe par celui de nommer les choses : « Quand je serai à l’heure présente, je nommerai les choses ». Le narrateur-démiurge y affirme son pouvoir d’ordonner le chaos. Nommer les choses devient à la fois un acte de confrontation au monde et un moyen de maitrise. Ce monde sera fait à son image, comme dans le récit biblique où l’homme est façonné à l’image de Dieu. C’est comme si l’acte de créer effaçait le sentiment de décalage et la peur de ne pas être en adéquation avec le monde. Ce décalage, ce sentiment de n’être jamais complètement à sa place (d’où l’ordonnancement du monde) qui se manifeste par « je n’aurai plus à chasser les ombres/Par les fissures de mon être » est résolu par l’affirmation : « quand je serai à l’heure présente ».
    Ce vers révèle que la remise à zéro du temps universel, chaque fulgurance créatrice permet de recaler le temps intime du narrateur avec le temps cosmique. Ainsi, la perception temporelle du narrateur-poète devient plus affirmée par rapport à la première strophe. Le « doute d’être né du présent » se transforme en « Quand je serai à l’heure présente ». On passe d’un mode conditionnel qui exprime un doute une incertitude à un futur proche indicatif qui affiche une volonté d’agir. Ce poème revêt presque des allures de manifeste, le geste poétique navigue entre acte de résistance et réconciliation avec soi-même et le monde. La volonté de résonnance ou de symbiose avec le monde transparaît dans le dernier vers du quatrain dans lequel le narrateur évoque une perte ou une fuite de son identité à travers « la fissure de son être », cette incomplétude. Si la création poétique ne fait pas disparaître « la fissure », elle la transforme en acte de résistance. 
    Dans le tercet suivant, le narrateur, tel un démiurge, poursuit l’édification de son monde en convoquant le personnage biblique de Ève qui devient dans un univers idéal « enfin rêveuse » et associée étroitement à la nuit. Dans l’imaginaire collectif, cette figure féminine, créée à partir d’une côte d’Adam, peut renvoyer à une partie intime, secrète du narrateur, une dimension cachée de lui-même. Cette lecture est renforcée par l’idée d’Ève régnant sur l’univers nocturne. « Elle nommera la nuit qui vient et qui va ».  
    Cette compagne nocturne, parce qu’elle ordonne, domestique, maitrise le chaos de la nuit peut repousser les insomnies et les cauchemars, les zones d’ombre que représentent les doutes et les angoisses qui envahissent l’univers nocturne. Mais son rôle ne se limite pas à celui de gardienne, car celle qui sera « enfin rêveuse » règnera sur le monde onirique, de l’inconscient et de l’imagination, cette part mystérieuse de l’homme. Ève devient la muse, l’inspiratrice dotée du pouvoir de nommer les angoisses, l’obscurité et l’inconnu et de les transformer en éléments porteurs de sens.
    Elle est aussi celle qui équilibre les forces contraires (« la nuit qui vient et qui va ») « dans le clair-obscur de la maison commune », elle est la maitresse de l’horloge, du temps cyclique, de l’alternance du jour et de la nuit. Dans ce monde idéal, Ève endosse « enfin » son rôle de médiatrice entre les différentes facettes du narrateur. Le « enfin » éclaire sur la longue attente qui a précédé ce moment de coïncidence du narrateur avec lui-même, comme s’il avait voulu brider sa capacité créatrice, comme s’il avait maintenu dans l’ombre cette part de lui-même relié à l’imagination avant de l’assumer. Dans cette strophe, le poète narrateur décide de faire enfin une place à cette part obscure comme faisant partie de lui-même plutôt que de la nier ou de l’ignorer. Cette acceptation pourrait marquer un tournant en faisant de cette part d’ombre qui contient les doutes, les angoisses, l’inconnu non pas une menace, mais une part indissociable de son identité et de sa création.
    La dernière strophe, dans la continuité logique des précédentes, condense en deux vers l’aboutissement de tout geste créateur : celui d’une poésie incarnée, faite homme. La poésie n’aura plus besoin du poème et « voyagera sans bagages », projection pure d’une pensée sans support, fulgurance de l’esprit et manière d’être au monde.

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    • merci chère lectrice pour cette lecture très fouillée, ce travail de mise en lumière de l’atelier noir où les intuitions se transforment en versification.

      Ce texte est inspiré de certains vers d’Yves Bonnefoy, détournés ou interprétés en fonction de mes obsessions, la conscience et l’angoisse de l’existence, la rencontre… l’âme sœur ?

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