Après

Cette nuit, je me suis allongée contre un récif
Quel était cet objet entré dans ta poitrine ?
Avions-nous oublié le compte des années ?
Qui de nous ou du monde allait disparaître demain ?

Cette nuit, j’ai été de garde auprès de la mort
Mes ailes étaient sagement repliées
Et l’horizon déchiqueté par une ligne de crête
Aussi acérée et nue que notre dernier état

Au réveil, mes bras ont rassemblé
Ce qui s’était dispersé
L’odeur de ta vie et celle du monde autour de nous

J’ai posé au bord du lit
Une flamme brûlante de pétales
Pour vivre après

2 réflexions sur “Après

  1. Ce poème s’appuie sur les contraintes de forme du sonnet non rimé pour offrir un cadre structuré à une introspection oscillant entre réflexion philosophique et élan poétique. Il se distingue tout particulièrement par sa douceur mélancolique qui donne une résonnance intime à la pensée délicate et subtile de la narratrice sur les thématiques de la mort, du chagrin et de la fuite du temps. Son titre, « Après », joue sur la double nature du terme—préposition et adverbe—pour condenser la question qui tend toute l’existence humaine, celle de la finitude. Dans ce sonnet, la narratrice brutalement confrontée à la disparition d’un être aimé éprouvera la mort à la fois comme un écueil insurmontable sur lequel vient s’échouer sa compréhension et comme un mystère insondable qui bien que jamais vécu directement éclaire et conditionne notre existence et définit notre humanité.
    Le sonnet est jalonné par des indices temporels placés en début ou en fin de strophe, marquant ainsi une progression narrative. Ces déictiques tels que « cette nuit » ou « au réveil », « après » servent d’ancrages forts auxquels la narratrice se rattache, les seuls repères dans une nuit ou sa vie bascule par la perte de l’être aimé. Ils soulignent également un cheminement de pensée et une évolution d’état émotionnel qui aboutiront à une refondation de son existence et de son monde. Les deux premières strophes s’ouvrent par l’anaphore « Cette nuit », qui fixe un moment crucial et évoque l’expérience existentielle de certains penseurs, notamment Pascal et sa « nuit de feu », ce bouleversement spirituel qui transforma sa perception du monde.
     De même, cette nuit agira comme une révélation survenant après une confrontation directe avec la mort, donnant au titre du poème, « après », sa justification. La mort n’est pas plus cette abstraction, sorte d’entité sans consistance et toujours lointaine, elle est ici, incarnée, dure, solide comme ce récif contre lequel la narratrice vient s’allonger. C’est un obstacle qui se dresse et obstrue son horizon, ou plutôt c’est comme si l’horizon s’était brutalement dressé à ses pieds. En s’allongeant contre ce récif, la narratrice montre par ce geste que l’intrusion de la mort dans sa vie représente quelque chose d’in-dépassable, qu’elle ne peut éviter ni contourner.
    Cet écueil est une réalité contre lequel vient se briser son être physique, sa compréhension et qui bouleverse sa perception du monde. Une mise à l’épreuve de ses propres limites, un mystère qui s’exprime dans le poème par une série de questions que la narratrice pose dans cette première strophe : « Quel était cet objet entré dans ta poitrine ? », « avions-nous oublié le compte des années ? », « Qui de nous ou du monde allait disparaître demain ? ». Loin, de tenter de définir ce qu’est la mort, ces questions reflètent plutôt ce que la mort fait aux vivants, la douleur ressentie, le passage inexorable du temps (la mémoire et l’oubli), l’absence irrémédiable laissée par l’être aimé. En se concentrant sur les conséquences tangibles de la mort, le poème propose une définition de la mort non pas à travers une perspective métaphysique abstraite, mais par les effets profonds et personnels qu’elle engendre. Ces interrogations soulignent également l’effroi et la douleur de la narratrice face à la disparition de l’être aimé. Elles échouent à donner un sens à cet événement tragique et douloureux, mais paradoxalement confèrent à notre vie fragile une valeur inestimable.
    La première question : « Quel était cet objet entré dans ta poitrine ? » décrit la violence de l’intrusion de la mort dans le corps de l’être aimé, mais aussi son mystère. L’utilisation du terme générique « objet » renforce cette opacité, cela ne renvoie à rien de précis, sinon à quelque chose de lourd et dense, douloureux comme un poids qui gangrène la vitalité et les émotions. En désignant la poitrine comme métonymie du siège de la vie et des émotions, la narratrice montre que cet objet détruit le corps et le siège de la pensée de l’être aimé. L’utilisation de l’imparfait renforce le caractère irrémédiable de l’intrusion. On pourrait rapprocher cette métaphore de la fleur de lotus que Boris Vian utilise dans L’Écume des jours pour incarner un mal insidieux et fatal.
    La deuxième question « avions-nous oublié le compte des années » souligne notre rapport au temps et bien sur celui de notre insouciance et de l’oubli face à notre horloge biologique qui décompte une à une les minutes de vie avant la mort. Le « nous » renvoie tout aussi bien au nous qui unissait la narratrice et la personne aimée dans une communion de destin qu’à un « nous » universel, celui de l’humanité tout entière. Il y a là ce regret d’avoir peut-être perdu ou gaspillé le temps, si précieux et si compté dans l’illusion d’une vie que l’on croyait sans limites ou aux échéances aussi lointaines que l’horizon d’un beau paysage inatteignable.
    La troisième interrogation, « Qui de nous ou du monde allait disparaître demain ? » découle logiquement des deux premières comme la prise de conscience soudaine et infiniment angoissante de l’incertitude face à l’avenir, de l’imprévisibilité de la mort et de son caractère aveugle. Qui de nous frappera-t-elle et quand ? Elle marque aussi un élargissement de la réflexion, en soulignant une tension entre le monde intérieur de la narratrice (le « nous » pourrait représenter la narratrice et l’être aimé) et le monde extérieur (l’humanité en générale), tout en soulignant la fragilité et l’instabilité de ces deux mondes.
    L’anaphore « Cette nuit » ouvrant la seconde strophe revient avec une coloration différente. Si dans la première strophe, elle annonçait un bouleversement soudain, ici, elle est associée à une résignation très douce qui acte l’inéluctable comme un état de fait. Face à ce qui ne peut être changé pourquoi pleurer, lutter, crier ou se mettre en colère ? La personnification de la mort dans ce vers « Cette nuit, j’ai été de garde avec la mort » présente cette dernière comme une compagne vigilante qui se tient aux côtés de la narratrice ce qui lui confère presque un caractère apaisant. Cela est renforcé par la sobriété de la phrase et son ton neutre qui adoucit et humanise l’image de la mort, la rendant moins effrayante, moins menaçante.
    Le second vers accentue cette atmosphère empreinte de retenue et de douceur, en décrivant la narratrice avec ses ailes « sagement repliées ». On pourrait presque affirmer que c’est la narratrice qui se rapproche de la mort puisqu’elle endosse le rôle d’accompagnante dans cet espace liminal entre la vie et la mort. Avec ses ailes d’ange repliées, elle semble prendre la fonction de passeur qui guide le défunt dans son dernier voyage.
    Cependant, ce constat n’oblitère pas la douleur liée à la disparition de l’être cher, ni cette vulnérabilité que la narratrice accepte d’intégrer comme une composante essentielle de la condition humaine. Le contraste présent dans cette deuxième partie de strophe met en lumière cette souffrance. Ainsi, « Et l’horizon déchiré par une ligne de crête aussi acérée et nue que notre dernier état » exprime le déchirement intérieur provoqué par la perte, mais aussi la mise à nu radicale de tout son être. Cette ligne de crête tranchante symbolise la frontière très mince entre la vie et la mort, tandis que le dépouillement décrit un état proche d’un effondrement intérieur qui déstabilise l’équilibre de la narratrice et altère même son rapport au monde extérieur. L’absence de verbe amplifie ce moment de suspension temporelle où tout peut basculer et souligne l’intensité des sensations de douleur liées à la perte.
    L’anaphore « cette nuit » représente le pivot autour duquel s’articule cette révélation existentielle. C’est la mort, par sa brutalité et son imprévisibilité qui donne à la vie sa valeur inestimable, mais qui en révèle aussi sa fragilité et sa vulnérabilité.  Dans ce jeu, la narratrice ne peut parier sur rien, sinon d’en accepter les règles, celui de reconnaître que l’équilibre de notre existence peut à tout moment être rompu par l’irruption toujours brutale et souvent inattendue de la mort. Dans les deux dernières strophes, la narratrice sort de cette nuit de révélation avec la volonté de retisser les failles laissées béantes par la disparition de l’être aimé.
    Ainsi, « Au réveil », marque une transition importante, aussi métaphorique que littérale. Celle d’un retour à une réalité après une nuit de révélation et de douleur. Le lendemain devient le moment où la narratrice s’attache à rassembler « ce qui était dispersé ». Dans un geste de protection tendre, presque maternel, ses bras tentent de reformer une unité et une continuité après la perte. Ce mouvement est autant physique que symbolique, c’est à la fois un acte de reconstitution d’un lien à la vie et un acte de raccommodage des morceaux épars d’un corps blessé. Cependant, il ne s’agit pas de construire quelque chose de neuf, de nouveau, c’est un geste de retissage, une intégration de la perte dans le vivant. Ainsi, les cicatrices demeurent visibles comme autant de traces sensibles de celui qui n’est plus. On retrouve cette idée dans le dernier vers du tercet : « L’odeur de ta vie et celle du monde autour de nous ». Le « nous » demeure présent comme quelque chose qui n’existe plus dans le présent, mais qui conditionne la narratrice dans son rapport au monde et à son être intérieur. L’être cher l’a transformée, elle n’est plus celle qu’elle était avant lui et c’est en cela que son souvenir perdure dans son existence au-delà de sa disparition. 
    Le poème se conclut sur un tercet mettant en avant la très belle métaphore d’une « flamme brûlante de pétales » que la narratrice dans un geste symbolique dépose près du lit du défunt. Cette image associe en effet deux symboles opposés mais complémentaires et indissociables, celui de la flamme brûlante comme la persistance de la vie et celui des pétales comme symbole de l’évanescence et de la fragilité, dirons-nous la vanité des choses et de la vie elle-même. La flamme incarne la lumière du souvenir, celle des bougies que les croyants allument dans les églises pour honorer le souvenir des défunts. Elle est aussi le symbole de la vie par la chaleur qu’elle dégage. Cette flamme n’est pas seulement un rappel du disparu, mais aussi une affirmation de la vie que la narratrice doit poursuivre, malgré la douleur et en dépit de sa fragilité et de son évanescence « pour vivre après ».

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    • C’est bien un. »écueil insurmontable » que représente la perte de l’être aimé ou la peur soudaine de cette perte possible, un horizon « brutalement dressé à mes pieds » comme vous l’écrivez, une ligne acérée et nue faite horizon. Je n’avais pas pensé, en tous cas pas consciemment à la fleur du roman de Boris Vian mais le lien est très juste. Je suis très émue que ce poème que le geste auquel vous donnez très finement une connotation maternelle nous tenait ensemble malgré la peur de la perte. Merci pour ce partage et cette belle lecture.

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