Adieu

Là, derrière quelques photos, dans un dossier où des mains ont placé d’autres clichés, il y a des dates, des mots pâles, des souvenirs à peine plus gros que la tête d’épingle qui perfore la chair à l’intérieur de l’âme, en laissant, sur les pommettes, quelques lignes de sang. Les doigts cherchent à retenir un sourire que le papier absorbe, les yeux, autrefois gênés de regarder ceux qui les regardaient, restent fixés dans le vide d’un éclair de xénon.

Les lèvres tremblent un peu dans l’air du soir. Les pieds se sont glacés. Le front est chaud de l’évaporation de la mémoire quand les mains cherchent d’autres images, celles que l’on a perdu derrière le rideau écarlate du temps.

La paix n’a pas de présent. Elle dort sous les baisers, les fleurs salées de la houle, les fumées de bateaux.

4 réflexions sur “Adieu

  1. Ce texte poétique structuré en trois paragraphes, intitulé « Adieu », explore la fragilité des souvenirs et interroge la continuité de l’identité personnelle face au passage du temps. À travers des touches délicates et effleurées, la narratrice, tout comme le lecteur, tente de recomposer le puzzle d’une vie à partir des photos éparses d’un dossier, vestiges matériels vulnérables à l’érosion du temps et échos d’une vie intime d’un passé lointain.
    L’absence du « je » dans l’écriture, loin de mettre à distance les émotions, intensifie la douleur et souligne une tentative désespérée de retrouver un récit de soi cohérent à travers les fragments d’identités du passé. Ces images, à la fois points d’ancrage et témoignages parcellaires, posent en creux la question de notre rapport aux souvenirs et à l’oubli. La résignation mélancolique dans cette lutte inégale, perdue d’avance contre le temps donne au poème une profondeur poignante. Le lien charnel et émotionnel aux êtres aimés et à ses identités du passé que la narratrice cherche à préserver représente peut-être ce qui compte vraiment face à l’inéluctable. Et n’est-ce pas dans la conscience de la vanité de ce combat contre l’oubli que réside toute la noblesse de l’homme ?
    L’ouverture in medias res plonge directement le lecteur dans une scène précise, sans introduction préalable, ni contextualisation, comme le souligne le début de la phrase ouvrant le poème : « Là derrière quelques photos, dans un dossier ». À travers les yeux d’un observateur inconnu, le lecteur découvre des éléments épars sur lesquels le regard choisit de s’arrêter. Cette situation crée un double mystère et une fausse neutralité, malgré une description factuelle et un point de vue surplombant. Il s’instaure ainsi une mise en abyme, le lecteur partageant la position de l’observateur qui cherche à définir l’identité d’une personne à partir d’éléments matériels épars privés de leur contexte d’origine. De ce fait, le lecteur se retrouve dans l’impossibilité de donner du sens à la scène dont il est pourtant l’observateur direct.
    L’écriture fragmentaire de la première phrase renforce cette impression en mimant visuellement les photographies que l’on imagine dispersées sur une table. Ces éléments matériels, concrets — « quelques photos, dans un dossier où des mains ont placés d’autres clichés », « des dates, des mots pâles, des souvenirs à peine plus gros qu’une tête d’épingle » — sont des souvenirs soigneusement conservés par des mains « inconnues » dans un passé lointain, dans le but de préserver une trace, la trame d’une vie, parce qu’ils représentaient émotionnellement, symboliquement une part importante pour la personne qui se cache derrière ces mains. Malgré tout, les yeux qui, on le pressent, appartiennent au même corps que les mains inconnues constatent que leur signification s’est érodée à mesure que l’usure a affadi et détérioré les objets matériels (« des mots pâles, des souvenirs à peine plus gros que la tête d’épingle… »). Le temps a mis à distance les événements et la narratrice ne se reconnait plus dans l’image fossilisée d’elle-même que lui renvoie la photo. Elle a changé, bien sûr physiquement, mais surtout intérieurement et ces clichés figés disparates ne peuvent reconstituer ce qu’elle perçoit d’elle-même dans le présent. Elle prend alors conscience que ce dossier, qu’elle considérait comme une matérialisation préservée des moments clés de sa vie, un condensé à l’abri des ravages du temps, n’était qu’un leurre. Ces photos sont soumises aux mêmes lois que les êtres humains d’un point de vue de leur matérialité et surtout le lien mémoriel qu’elles entretenaient avec le passé s’est distendu.
     La réaction émotionnelle douloureuse et aigüe ressentie, « la tête d’épingle qui perfore la chair à l’intérieur de l’âme en laissant sur les pommettes, quelques lignes de sang », à la suite de cette révélation souligne combien la narratrice perd pied sans cet ancrage mémoriel qu’elle pensait sûr et à l’abri du temps. C’est comme si les racines qui lui permettaient de tenir debout disparaissaient emportant une partie d’elle-même qu’elle ne pourra plus jamais retrouver.
    Cette perte irréparable faisant rouler « sur les pommettes quelques lignes de sang » est magnifiquement illustrée par ce geste aussi beau que désespéré de « retenir le sourire que le papier absorbe » et qui s’échappe déjà. Cette idée est développée dans la dernière phrase du premier paragraphe lorsque la narratrice écrit que « les yeux, autrefois gênés de regarder ceux qui les regardaient, restent fixés dans le vide d’un éclair de xénon », cela souligne que la personne dont elle contemple les yeux vides n’existe plus et qu’elle ne peut plus accéder à celle qu’elle était alors. « L’éclair de xénon », symbolise ainsi la capture d’un instant éphémère, figé, mais perdu aussi évanescent et flamboyant que le flash d’un appareil photo. Aujourd’hui, ce qu’elle voit d’elle-même n’est plus qu’un regard mort, silencieux, qui n’exprime plus rien. En contemplant le cliché de la jeune femme qu’elle était, elle ne distingue que des yeux fixés dans le vide. Elle doit faire le deuil de cette personne qu’elle a été autrefois. Cela souligne que les souvenirs, bien qu’ancrés dans des objets matériels, sont insuffisants pour reconstituer une identité stable, car cette identité est, par nature, mouvante et profondément marquée par le passage du temps.
    Cette perte d’ancrage se manifeste par une réaction physique violente et une panique qui poussent la narratrice à sonder désespérément ses photos et sa mémoire. Elle cherche à établir des liens entre celle qu’elle est aujourd’hui et les autres images d’elle-même, espérant ainsi retrouver une forme de cohérence dans le récit de soi. Pourtant, cette quête demeure vaine face au travail implacable de destruction opéré par le temps.
     La panique existentielle s’exprime par des signes physiques, « les lèvres tremblent un peu dans l’air du soir, les pieds sont glacés, le front est chaud ». Les lèvres qui tremblent s’opposent au sourire fané du premier paragraphe et illustre l’aspect tragique de la vie, le passage de l’innocence d’un sourire à la prise de conscience de la finitude ouvrant sur la perte des certitudes et sur l’intranquillité que le tremblement des lèvres symbolise.
    C’est également la dissolution de son identité que la narratrice met en scène en jouant sur le contraste entre la froideur de ses pieds et la chaleur de son front. Elle associe ainsi la défaillance de sa mémoire (« évaporation de la mémoire ») et la perte des souvenirs à la mort progressive de son identité, symbolisée par les pieds glacés. Une mort avant la mort véritable, en quelque sorte, puisque, qu’elle ne peut accéder à « celles que l’on a perdues derrière le rideau écarlate du temps », ces autres versions d’elle-même perdues à tout jamais.
    Si les souvenirs s’effacent, qui sommes-nous ? Comment pouvons-nous nous définir sans notre passé, est la question centrale de ce poème. Et aussi celle d’une forme de réconciliation impossible avec nous-même à l’orée de notre mort comme la dernière phrase et le titre du poème semble le suggérer. « La paix n’a pas de présent ». Cet adieu serait adressé autant au monde, aux êtres chers qu’à nous-même, ou plutôt aux facettes de nous-même qui ont existé, mais qui sont à présent inaccessibles et qui pourtant continuent de faire ce que nous sommes aujourd’hui. Dans nos joies (les baisers), les peines (les fleurs salées de la houle) ou dans les pertes des êtres aimés (les fumées de bateau)
    Cependant, l’instant présent ne permet pas de discerner ce qui est précieux à nos yeux, ou du moins le permet  très rarement. Nous sommes trop absorbés dans le flux des événements pour avoir suffisamment de recul et analyser ou ressentir ce qui revêtira de l’importance, marquera notre identité ou influencera notre façon de voir le monde. Aussi n’est-ce pas la distance temporelle et l’irréversibilité de la perte qui permet de mesurer ce qui a été perdu ? On ne peut regretter ou éprouver de la nostalgie que pour ce qui a disparu.

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    • Merci chère lectrice pour ce commentaire très personnel d’un texte écrit à quatre mains, la voix d’Aline mêlée à la mienne. Sans doute nos « intentions » (mot dangereux lorsqu’il s’agit de poésie) sont elles légèrement « disjointes ». Nous évoquons souvent la question de la mémoire dans notre travail, c’est-à-dire la sensation que laisse en nous l’effacemement d’une réalité.

      Ce texte est pour moi lié à la maladie de ma mère, et il est tourné vers un passé plus lointain que le mien. Parfois, il faut s’approprier l’histoire d’une autre, d’un autre, pour être en paix. Une forme d’espérance?

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