Demain

Je vois tomber lentement la robe de toujours, je demeure nue, marionnette usagée, blessée par les caresses impatientes

La silhouette qui répond à mon nom s’éloigne, elle traque la source du torrent, ses pas sont ceux du temps

Naissance, partance, désespoir doux des hymnes de la chair. L’aube viendra affleurer les gestes courbes que le froid n’abolit plus.

Quelle comédie de ma vie ai-je joué jusqu’au bout, avec sur la langue le goût salé de ceux que j’ai aimés ?

Pourtant, je suis vivante jusque dans le creux liquide de la tombe.

5 réflexions sur “Demain

  1. Ce court texte poétique intitulé « Demain » met en scène une femme confrontée à son propre reflet, dépouillé du voile des apparences, patiemment tissé au fil du temps. Cette enveloppe protectrice élaborée pour répondre aux attentes du monde extérieur, dissimulait une identité profonde, dont la silhouette fragile semble désormais n’être qu’un souvenir qui s’éloigne inaccessible et lointain. La question qui sous-tend le texte est que reste-t-il lorsque « la robe de toujours tombe lentement ». Ce rempart protecteur est-il devenu une prison, rendant illusoire toute tentative de retrouver dans les méandres de sa mémoire celle qu’elle fut autrefois ? Dans ce texte intimiste à la tonalité mélancolique se pose la question universelle de l’identité, du sens de l’existence. En filigrane c’est aussi une réflexion sur ce que l’on souhaite transmettre au-delà de notre propre disparition, une interrogation métaphysique face à la mort et à l’irréversibilité du temps, horizon commun de l’humanité. En définitive, cette quête du « moi originel », préservé des assauts du réel, n’est-elle pas une chimère, un mirage inaccessible, une autre façon de résister au temps qui passe ?
    Ce poème, qui par sa forme se rapproche de la prose poétique, se structure en quatre phrases longues, serpentines qui suivent le fil d’une pensée introspective. Ce flux de conscience au rythme lent et hypnotique donne l’impression que la narratrice se laisse porter par des lieux et des souvenirs qui affluent spontanément à sa conscience plutôt qu’elle ne dirige sa pensée. Cette passivité crée un décalage entre ce qu’elle voit apparaître dans ses pensées et son identité actuelle ancrée dans la réalité du présent. C’est un dédoublement symbolique, presque une expérience de pensée dans laquelle la narratrice se projette hors d’elle-même et qui lui permet de s’examiner sous différents angles dans le but de cerner l’essence de son être.
     Le titre « demain » pourrait alors symboliser une uchronie de son identité, une tentative de projection d’elle-même dans un futur hypothétique où elle se réinventerait à partir de ce moi initial, originel qu’elle tente de retrouver dans sa mémoire. Cependant la dernière phrase, introduite par l’adverbe de concession « pourtant » marque une rupture forte, elle brise par sa forme concise, le flux introspectif tout en colorant l’identité de la narratrice d’une aura persistant au-delà de la tombe. Cela suggère, peut-être, une identité enfin reconnue et acceptée par la narratrice, malgré les blessures du passé et l’inéluctabilité du temps. Le titre « demain » devient alors cet espace intemporel où flotte l’aura de son identité même blessée tronquée changée, mais qui résiste au temps, malgré tout.
    Le poème commence par une mise à nue symbolique. « Je vois tomber lentement la robe de toujours, je demeure nue, marionnette usagée, blessée par les caresses impatientes ». C’est comme si elle regardait un double d’elle-même dans un miroir qui tout à coup s’animait et faisait tomber cette robe. Ce voile qui masque celle qui est authentique, véridique. Cette robe est là depuis longtemps (« robe de toujours). Elle est comme un uniforme que la narratrice endosse pour rentrer dans un rôle. Rôle social, rôle de mère, d’amante. Cette robe lui est comme imposée ou elle se l’impose pour coller aux attentes qu’elles imaginent qu’on exige d’elle, mais peut-être celle qu’elle s’impose aussi. Cette image publique passe par la contrainte du corps, qui doit se plier rentrer dans des cases. D’ailleurs, elle doit se dédoubler pour oser faire tomber cette robe.
    Le poème s’ouvre sur une mise à nu symbolique : « Je vois tomber lentement la robe de toujours, je demeure nue, marionnette usagée, blessée par les caresses impatientes. » C’est un processus de dissociation qui se met en place dans cette phrase. La narratrice semble observer un double d’elle-même dans un miroir qui tout à coup s’anime et fait tomber cette « robe de toujours. En ôtant cette robe, le reflet dévoile le corps nu, blessé d’“une marionnette usagée”, le sien, celui qui est enfoui sous les rôles qu’elle endosse depuis toujours. Quant à la robe, elle représente l’uniforme imposé par les normes sociales pour jouer le rôle de mère, d’amante, de femme active. La narratrice y projette les attentes qu’elle imagine peser sur elle, tout en s’imposant à elle-même ces contraintes par une intériorisation des injonctions. Cette robe symbolise également le carcan qui impose une discipline au corps, le contraignant à se conformer aux attentes et à s’inscrire dans des cadres prédéfinis. Y compris dans les relations intimes comme le suggère l’expression “caresses impatientes”. Ces “caresses” pourraient représenter une forme de consommation émotionnelle ou physique, où la narratrice devient un objet de désir plutôt qu’un sujet libre de ses choix. Cela sous-entend que même dans l’intimité, la narratrice ne s’autorisait pas ou difficilement à être elle-même, prisonnière des attentes intériorisées. Elle est cette marionnette qui a effacé volontairement ou mis au second plan ses goûts, ses envies, ses sentiments, de peur de ne pas répondre aux exigences d’un idéal extérieur ou de ne pas cadrer avec ce qu’elle croyait être des attentes extérieures. Cette métaphore de “marionnette usagée” illustre un corps et une identité qui ont été manipulés, façonnés, et finalement épuisés, usés par ces contraintes.
    Ainsi, la narratrice, pour oser briser cette image publique et faire tomber ce voile, n’a pas d’autre recours que de se dédoubler, s’observer à distance. Mais ce processus douloureux ne peut aboutir et se révèlera vain comme le suggère la deuxième phrase de ce voyage introspectif. “La silhouette qui répond à mon nom s’éloigne, elle traque la source du torrent, ses pas sont ceux du temps”.  
    La silhouette qui s’éloigne incarne une projection du moi passé, un moi rendu inaccessible par ce mouvement d’éloignement inéluctable, tandis que la “source du torrent” évoque un désir de retour à l’origine, à un moi intact, non altéré par les contraintes sociales ou les blessures de l’existence. Mais, ce retour semble impossible, la narratrice devient spectatrice de cet éloignement inexorable d’une part d’elle-même avant que le temps et les masques n’érodent son identité.
    Si la mémoire se fragmente et vacille, le corps, lui, demeure un témoin fidèle. Il conserve les traces d’usure, de lassitude et les cicatrices laissées par la vie. Le corps se révèle comme un palimpseste où s’inscrit l’histoire d’une vie et d’une identité. Car, c’est dans cette ambivalence, entre l’éphémère et le durable, entre la vie et la finitude, que réside toute la beauté de la condition humaine et que la phrase suivante met en scène à travers des oppositions : “Naissance, partance, désespoir doux des hymnes de la chair. L’aube viendra affleurer les gestes courbes que le froid n’abolit plus.” Naissance et partance, cette expression illustre les cycles de l’existence. Nous naissons déjà condamnés à disparaître, tandis que notre vie n’est que partance : quitter l’enfance, l’adolescence, le départ des enfants, déménagement… ; affronter les pertes : disparitions d’êtres chers perte d’emploi, perte de la jeunesse… Tous les événements d’une vie pourraient faire de l’existence une pure tragédie, marquée par l’éphémérité et la perte irrémédiable, si ce n’était justement dans l’évanescence de la vie et de ce qui la compose que résidait sa beauté fragile, celle qui conduit la narratrice à parler de “désespoir doux”. Ce “désespoir doux des hymnes de la chair résonne en chacun de nous et les penseurs comme Nietzsche, Camus, Clément Rosset, Comte-Sponville, des poètes et écrivains (Proust, Rilke, Christian Bobin, Baudelaire, les poètes japonais du haïku et tant d’autres) l’ont célébré. Ce texte sur lequel j’écris en est une belle incarnation. ‘L’aube viendra affleurer les gestes courbes que le froid n’abolit plus.’ Au-delà de l’éphémère des choses de la vie, il demeure toujours une continuité, quelque chose qui résiste en dépit de tout que, l’aube, qui ne manque jamais de revenir jour après jour éclaire et réchauffe de la douceur de sa lumière.
    Mais qu’est-ce qui résiste et nous fait persévérer, sinon les attachements et les sentiments qui nous lient aux autres, même si ces liens peuvent être douloureux ? Dans la dernière phrase avant la conclusion, la narratrice s’interroge sur ce qui, dans sa vie, a justifié les sacrifices et les compromis de cette ‘comédie’ qu’elle a jouée : ‘Quelle comédie de ma vie ai-je jouée jusqu’au bout, avec sur la langue le goût salé de ceux que j’ai aimés ? Cette comédie, jouée par chacun de nous et qu’un auteur comme Balzac a su si bien dépeindre dans son œuvre — on pense au Père Goriot qui décrit l’amour inconditionnel d’un père pour ses deux filles ingrates — englobe toutes les facettes de l’existence.
    Ainsi, en amour, en amitié, ou dans la maternité, nous endossons souvent des rôles qui, joués ‘jusqu’au bout’, que ce soit pour préserver les apparences, par fidélité à nos choix ou par un attachement profond aux autres, peuvent conduire à l’épuisement et à une perte de repères. Ces rôles engendrent parfois souffrance et désillusion, comme le suggère la fin de la phrase : ‘avec sur la langue le goût salé de ceux que j’ai aimés’.
    ‘La narratrice referme son vagabondage intime sur une affirmation puissante : ‘Pourtant, je suis vivante jusque dans le creux liquide de la tombe’. Par cette déclaration, elle exprime que, malgré les souffrances, les blessures, l’usure du corps et les désillusions — ou peut-être à cause même de ces épreuves —, elle persévère dans son être. Cette persistance, profondément enracinée dans les liens d’affection, même douloureux, semble être ce qui permettra à son souvenir de traverser l’inéluctabilité de la mort.

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