La joie

« La joie serait ta phrase… »
Elle ne dit rien de plus

Elle s’est déshabillée en regardant ma bouche
Elle attire à elle mes mains

La chaleur tape doucement sur la vitre
La joie serait…

La phrase n’a plus besoin de mot
Elle est la feuille silencieuse de la lumière

2 réflexions sur “La joie

  1. « Joie », titre d’un petit texte poétique à l’écriture limpide, pose d’emblée un choix fort. Celui de l’éblouissement, de la jubilation et de la plénitude. Ce poème en vers libres est structuré en quatre distiques dont le rythme mime le mouvement d’une danse sensuelle. La gestuelle ample et lente de cette danse accompagne les amants dans leur déshabillage ; cette mise à nu progressive est à la fois charnelle et symbolique.
    En ôtant leurs vêtements, les amants ne se contentent pas de libérer leur corps pour mieux goûter au plaisir charnel, ils se délestent aussi de ce qui interfère et retarde l’accès immédiat au réel, autrement dit le langage. Cette volonté de se défaire de tout ce qui déforme et filtre le réel s’inscrit dans une quête de dépassement du désir.
    Cet élan vital, perçu comme une énergie créatrice chez Nietzsche et comme une persévérance de l’être chez Spinoza (conatus), se définit comme une force tendant vers un objet perpétuellement hors d’atteinte. Essentiel comme moteur, il exprime aussi un état de manque insatiable et d’incomplétude. On retrouve cette tension dans le langage par son incapacité à recouvrir totalement le réel. Dans ce poème, le narrateur choisit de répondre à l’invite de son amante — « La Joie serait ta phrase… » —, et de se dépouiller peu à peu du langage, médium déficient dans sa restitution des émotions et des sensations pour atteindre l’éclat pur de la joie. Dès lors, comment rendre compte de cette joie épurée des scories du langage dans une forme poétique.
    Le texte s’ouvre sur la voix de l’amante qui affirme sans détour que « la joie serait la phrase… » Cette déclaration résolue formulée au conditionnel et suivie de points de suspension suscite une double interrogation. La première interprétation pourrait être une incitation à entrer dans un jeu amoureux, à la manière des jeux de l’enfance (« on dirait », « tu serais »…) où l’on construit un monde imaginaire et où chacun endosse un rôle. Les points de suspension laissant à l’amant l’initiative de poursuivre l’histoire. Une autre lecture serait que l’amante offre à l’amant la liberté de prolonger ou de comprendre la phrase inachevée comme il l’entend. Cette phrase ambiguë confère ainsi au narrateur la possibilité de traduire l’affirmation soit comme une incitation à utiliser les mots comme une voie d’accès à la joie, soit comme un encouragement à s’en détacher complètement pour créer un langage qui serait la joie elle-même. En définitive, ce premier vers expose d’emblée la problématique du poème : le langage est-il un vecteur d’accès à la joie ou, au contraire, un obstacle dont il faut se délester ? D’un côté, le langage, par sa polysémie, ouvre un espace à l’imaginaire et à la création ; d’un autre, par son caractère imparfait, il ne parvient pas à retranscrire pleinement l’intensité du réel, des sensations et des affects — le terme « retranscrire » soulignant en lui-même la distance qui s’installe entre les mots et l’expérience vécue. Nous verrons que ce n’est pas tant le concept du langage qui est remis en cause dans ce texte, mais bien sa forme. Les amants choisiront de créer leur propre langue, allant même jusqu’à supprimer sa fonction première de support intermédiaire à la transmission des informations. En somme, la langue qu’utilisent les amants se crée au fur et à mesure pour s’adapter et faciliter la saisie immédiate des émotions et des sensations, de la même manière que les chimistes emploient un médium pour favoriser le mélange de plusieurs composants.
    Le silence qui suit la déclaration énigmatique de l’amante — « elle ne dit rien de plus » — semble plaider pour cette interprétation, en incitant le narrateur à faire de même. L’amante montre ainsi que le silence loin de souligner un vide ou une absence peut être porteur de sens et d’émotions. Il laisse l’espace à un autre type de langage plus immédiat et plus profond, celui du corps. Il introduit un rapport différent au monde, comparable à ce qui se passe chez des aveugles ou des muets qui compensent un déficit sensoriel par une acuité plus grande des autres sens comme le met en scène le deuxième distique du poème.
    Dans le vers suivant, l’amante, sans attendre la réaction du narrateur, initie sous son regard la création de ce nouveau langage : « elle s’est déshabillée en regardant ma bouche ». Ce geste chorégraphié, empreint de sensualité, reflète l’engagement total du corps dans ce nouveau langage. L’amante fixe la bouche du narrateur, comme pour donner sens à son unique phrase articulée, avant d’entamer son dépouillement vestimentaire. En portant son regard sur la bouche du narrateur, elle souligne le glissement du langage verbal vers une parole du corps (le déshabillage). Ce geste déterminé souligne sa volonté de détourner l’usage de la bouche, associée à la parole, pour en faire un organe synesthésique où la vue, le toucher et le plaisir se mêlent et dont la mobilité exprime les émotions. En se détachant d’un langage extrêmement codifié, les amants aiguisent leur perception et leur conscience au monde et à l’autre, une présence pleine, amplifiée par l’espace du silence.
    Le second vers de ce distique, « Elle attire à elle mes mains », renforce cette idée en illustrant l’alchimie des corps par leur rapprochement physique. Ou plutôt par la fusion totale de deux entités qui en se fondant dans un même langage appréhendent un espace corporel commun qui s’étendra, dans le distique suivant, à l’environnement et au monde extérieur. L’ambiguïté de ce vers souligne le processus de dissolution des corps et des esprits. On ne sait pas si c’est l’amante qui prend les mains du narrateur pour les poser sur elle, ou si c’est l’amant qui succombe au regard et à l’appel de la gestuelle érotique du corps de l’amante. Ce distique met en place une forte tension, celle du désir qui monte doucement. D’autre part, les mains représentent le sens du toucher qui permet d’éprouver physiquement le réel et l’autre. Les mains déchiffrent le corps qui s’est fait texte. Un dialogue qui se réinvente à chaque instant.
    Le troisième distique marque un basculement fondamental dans le poème, plus précisément il met en scène le passage du désir à la joie. Ce dépassement du désir est précédé par la dilatation des espaces, qui entraîne un brouillage des frontières, non seulement entre les amants eux-mêmes, comme on vient de le voir, mais aussi entre les amants et leur environnement. « La chaleur [qui] tape doucement sur la vitre » incarne cette lente montée du désir qui cherche à atteindre le point de rupture, pour éclater en joie. La chaleur représente la tension érotique, mais cette perception de chaleur intérieure déborde les limites du corps et inonde, fuse vers l’extérieur. Cette chaleur peut aussi refléter la fusion sensorielle (la synesthésie) permettant aux amants d’accéder au langage universel ouvrant sur la compréhension immédiate, totale du monde. Ici, la chaleur est sur le point de briser l’ultime frontière avant de se répandre dans l’univers. Cette vitre froide sans prise ni aspérités symbolise le seuil où les mots perdent leur raison d’être, puisqu’en volant en éclats, la vitre ouvre un espace sans frontière, multisensoriel, celui de la joie. Ainsi le deuxième vers de ce distique « la joie serait… » doit s’entendre comme « la joie est ». Mais non pas dans un état figé, définitif comme peut le suggérer l’utilisation du verbe être, mais comme une plénitude et une complétude, une fulgurance scintillante dans son infinité de possibles.
    Le distique qui conclut le poème l’annonce clairement « la phrase n’a plus besoin de mot/Elle est la feuille silencieuse de la lumière ». Cette strophe nous renvoie à l’interrogation posée dans l’introduction : quelle forme poétique donner à cette « joie » qui échappe aux mots ? C’est dans cette question que se joue une deuxième lecture du poème et que le dernier distique éclaire. Puisqu’en s’émancipant totalement des mots les amants sont parvenus à la joie, éclat pur né du silence et d’un langage issu de la fusion des sens, et puisque les mots sont désormais inutiles, comment le poète peut-il exprimer le caractère ineffable de cette joie ? Le poète semble avoir trouvé la réponse. « Elle est la feuille silencieuse de la lumière ». Dans ce dernier vers se côtoient le silence et la lumière. Cela évoque étrangement la quête entreprise par les amants. Un parallèle s’instaure entre l’écriture poétique et la rencontre amoureuse, mues toutes les deux par la volonté de dépasser l’imperfection du langage pour atteindre la joie.
    La « feuille silencieuse » est plus qu’un support d’écriture. Elle est ce surplus indicible qui ouvre sur ce qui ne se voit pas, ne s’entend pas, ne se sent pas, ne se touche pas, mais qui est tout cela simultanément.  C’est le texte silencieux créé par le blanc derrière les mots autour des mots, au-delà des mots, ce qui transcende la perception du monde. Cette fulgurance née du blanc de la feuille, c’est cette lumière qui jaillit d’une rencontre entre un lecteur et un texte en train de se créer.

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    • Merci chère amie pour cette juste interprétation de ce petit texte de suggestion amoureuse. J’ai emprunté ici, malicieusement, le début d’un poème d’Aline intitulé Syntaxe, auquel j’aurais pu, d’une manière plus insolente encore, modifier le deuxième vers de la dernière strophe –
      La joie serait ta phrase
      entière entrée en moi
      – mais il m’est apparu plus juste (et suggestif) de laisser cette phrase en suspens.
      La joie est la confiance rendue – feuille silencieuse de la lumière – par celle qui se tait pour jouir de chaque instant d’amour, de chaque instant de vie.

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