Là-haut, près de la fenêtre, les branches du faux-acacia tordues comme des torches dans l’air du soir. Une ombre s’élève en torsades laineuses vers les oiseaux qu’elle affole. Des images se dédoublent, aplaties dans l’âme du temps en feu. Ce n’est pas la fumée qui fait pleurer les yeux, mais la chaleur qui monte par bouffées incohérentes.
Flamber, encore, sans détruire le visage, se consumer à l’intérieur en laissant son cœur froid comme la cendre. Bientôt l’arbre roux retrouvera la tourbe du jardin : si le ciel devient bleu, je regarderai le monde chuter ; je foulerai la terre de mes pieds nus si la forêt, en moi, pousse.
Nos corps, eux, se passent de mémoire. Ils savent, dans le noir, marcher dans le présent.
Comment le corps humain peut-il persister en dépit d’un effondrement intérieur, laissant le cœur froid comme la cendre ? Le poème « Feu » explore précisément ce paradoxe. Dans ce texte introspectif composé de deux paragraphes en prose poétique et d’une phrase conclusive, le narrateur consumé par un passé douloureux voit son supplice déborder les limites de son corps pour se projeter sur la toile géante d’une fenêtre. À la manière d’un film hitchcockien, ses souvenirs tourmentés distordent la réalité pour en faire le théâtre d’une fantasmagorie effrayante. La nature répétitive de cette torture intérieure amène le narrateur à souhaiter devenir un corps sans mémoire.
Le texte soulève une question qui touche à une dimension existentielle de l’humanité. Faut-il, tel un Prométhée enchaîné, subir l’éternel supplice du passé, nous condamnant à une existence sans désir ni avenir ? Ou bien, comme le faux acacia qui renaît chaque printemps accepter l’absurde d’un corps qui survit à la brûlure du souvenir, tel un Sisyphe végétal, et ainsi marcher dans un présent sans passé ? Mais vivre dans l’oubli, est-ce encore vivre ? Pourtant, une troisième voie se dessine à travers l’image centrale du faux-acacia, offrant la possibilité de dépasser cette opposition.
Le premier paragraphe montre comment la résurgence des souvenirs douloureux altère la perception de la réalité et brouille la temporalité. La frontière entre intériorité et le monde extérieur devient poreuse. La fenêtre, ouverture sur l’extérieur, se transforme en écran cinématographique sur lequel le narrateur projette son trouble intérieur. L’expression « Là-haut », ouvrant le poème, instaure d’emblée une distance et annonce la perte de contrôle. « La fenêtre », « les branches tordues comme des torches », bien que réelles restent inaccessibles par l’éloignement physique et par la distorsion du réel qui saisit le narrateur. Ce dernier endossera simultanément le rôle d’acteur et de spectateur de la scène qui va se jouer.
La nature, reflet de son angoisse, brosse une atmosphère oppressante, presque effrayante. « Les branches du faux-acacia tordues comme des torches » acquièrent la matérialité d’un flambeau qui éclaire des images enfouies d’un passé incandescent. Elles sont le déclencheur des visions fragmentées d’une mémoire qui remontent et se dispersent de manière désordonnée hors du narrateur.
Les jeux de lumière et d’ombres accentuent l’effet de menace sourde, car ils troublent la perception de la réalité comme dans l’expression « l’ombre [qui] s’élève en torsades laineuses ». Ces motifs très visuels d’ombres projetées évoquent des scènes tirées des films d’Hitchcock comme « Sueurs froides », « Psychose » ou encore « Les oiseaux ». Comme chez ce réalisateur, la mémoire mise en scène dans ce poème n’est pas un simple souvenir, mais une reconstruction déformée et terrifiante du passé qui vient hanter le présent, pire, l’envahir avec une telle intensité émotionnelle qu’il devient presque tangible, perceptible aux autres êtres vivants comme les oiseaux dans le texte. Les oiseaux deviennent le miroir de la panique du narrateur, tout en étant annonciateurs d’un scénario que le narrateur semble connaitre par cœur.
Le temps est alors court-circuité, le passé et le présent se chevauchent, et le narrateur se trouve emprisonné dans un tourbillon d’images qu’il ne maitrise plus et que la mise en abime de sa psyché lui renvoie à l’infini. Ce dérèglement culmine dans « Des images se dédoublent, aplaties dans l’âme du temps en feu ». Ici, le temps se métamorphose en entité vivante, primordiale et destructrice qui transperce, brûle à la manière d’une pointe incandescente la mémoire du narrateur. Ce n’est plus le narrateur qui convoque ses souvenirs, mais le temps lui-même. Ce feu dissout les contours, fond les strates du passé et du présent, tord les images. Cette projection des souvenirs hors de lui qui auraient pu apparaitre comme une tentative de mise à distance se retourne contre lui. Il semble pris au piège d’un passé déformé, fragmenté et figé qui se réplique sans cesse et qui le renvoie par un effet de boomerang à sa corporalité et à sa souffrance qui le consume de l’intérieur. « Ce n’est pas la fumée qui fait pleurer les yeux, mais la chaleur qui monte par bouffées incohérentes ». En insistant sur le fait que la cause des larmes n’est pas un élément irritant extérieur, comme la fumée de l’incendie, cette phrase met d’autant plus en relief leur véritable origine, celui d’un feu émotionnel qui entraine une consomption intérieure et invisible. Il s’agit d’une mort symbolique, le narrateur est consumé par un passé qui ne s’éteint pas. Ce n’est pas sans rappeler Le Cri (Skriket), œuvre du peintre norvégien Edvard Munch où la douleur, l’angoisse existentielle du personnage du tableau déforme, distord l’espace, tandis que les couleurs orangées utilisées par l’artiste renvoient au feu intérieur du narrateur de « feu ».
Cette mort symbolique par consomption intérieure est affirmée dans la première phrase du second paragraphe : « Flamber, encore, sans détruire le visage, se consumer à l’intérieur en laissant son cœur froid comme la cendre ». Le narrateur est en feu, mais un feu invisible de l’extérieur et qui paradoxalement le détruit émotionnellement et freine son élan de vie (au sens spinoziste). Cette phrase met en lumière la récurrence du phénomène « flamber encore ». Le terme « encore », mis en relief syntaxiquement, suggère une forme de désespoir et un enfermement dans une chute inexorable un vortex dont il ne peut s’extraire. De même, ce feu existentiel semble ériger une barrière entre lui et la réalité, entre lui et le monde. En définitive, il est isolé, seul, prisonnier d’un corps qui cache ce feu sans flamme. Ce corps devient une surface lisse sans aspérité qui ne laisse rien transparaître du tourment intérieur du narrateur qui tranche avec le paysage de dévastation et de désolation intérieures (on pense aux photos de tranchées de la Première Guerre mondiale). De l’extérieur, le narrateur est là, mais ce n’est plus qu’une coquille vide, une sorte d’automate. Un homme-machine sans désir de vivre (le conatus de Spinoza), sans élan vital (le oui à la vie de Nietzsche). La question qui se pose est si vivre sans désir, sans but, c’est encore vivre ? Le narrateur semble en effet être dans cet état, où le feu intérieur distille le froid dans le cœur et ne produit que des cendres. Tout désir semble éteint dans l’organe du désir de vivre. Le temps enchaîne le narrateur sur un rocher et le condamne à une souffrance éternelle. Son corps ne meurt pas, donne l’apparence de la vie, mais le narrateur est détruit de l’intérieur.
Pourtant, dans l’expression même de ce désespoir profond, réside une forme de résistance et de persévérance, de lutte silencieuse. Le corps en dépit de tout, continue d’exister. On pourrait rapprocher cette lutte invisible et même stoïque à la révolte camusienne. Le corps par sa masse, sa densité, sa persistance oppose une force d’inertie à la destruction complète. Et laisse même entrevoir un espoir qui éclate dans le terme « bientôt » placé au début de la phrase suivante. L’espoir contenu dans l’adverbe « bientôt » fendille la barrière de feu, fissure l’enfermement. « Bientôt » rompt la répétition immobile du « encore » vu plus haut dans l’analyse et imposée par le temps (on pense à la figure mythologique de Kronos dévorant ses enfants).
« Bientôt l’arbre roux retrouvera la tourbe du jardin : si le ciel devient bleu, je regarderai le monde chuter, je foulerai la terre de mes pieds nus si la forêt en moi, pousse ».
Dans cette longue phrase faite de propositions juxtaposées, s’amorce un nouveau cycle, non plus basé sur une répétition stérile, mais sur celui de la nature et de la renaissance portées par le faux-acacia. Cet arbre à l’apparence fragile devient le double du narrateur. Il recèle, cachée au plus profond de lui une capacité à se régénérer. Ce qui apparait comme le crépuscule de l’arbre, l’automne, saison où son feuillage s’embrase avant de chuter et de se disperser, conférant à sa silhouette aux branches dénudées et tordues une apparence de mort, se révèle être une étape nécessaire à sa renaissance. « Bientôt l’arbre roux retrouvera la tourbe du jardin ». La dissolution des feuilles dans la terre, alors même qu’elles étaient le symbole triomphant de la vigueur éclatante de l’arbre à la belle saison, marque en réalité une période de régénération. Les feuilles mortes roussies viennent fertiliser en se décomposant la tourbe dans laquelle l’arbre plonge ses racines. Le narrateur pourra-t-il renaître de ses cendres comme l’arbre de la tourbe fertilisée par ses feuilles mortes ? Ou bien est-il condamné à l’épuisement, incapable de transformer sa douleur en terreau de vie ?
Cette incertitude est sensible dans l’emploi du conditionnel introduit par « si » : « Si le ciel devient bleu, je regarderai le monde chuter ». Dans cette proposition oxymorique d’apparence tragique, qui résonne comme une acceptation de l’absurde au sens camusien, réside peut-être cette étincelle capable d’allumer le désir de vie. Accepter de se consumer entièrement pour mieux renaître, mais aussi accepter l’incertitude de se consumer en vain. De la même manière, « fouler la terre de mes pieds nus si la forêt en moi, pousse » transparaît dans cette belle expression—qui semble tirée du poème « Forêt » extrait de Divan double : « Au milieu de mon âme pousse une forêt » — une oscillation entre espoir de renaissance et extinction définitive. Il y a bien sûr cette tension, cette attente qui pourrait s’apparenter aux prémices d’un désir de vie, mais cela reste fragile et entouré de doute. La fin de cette longue phrase prolonge le parallèle avec le faux-acacia. Tout comme cet arbre qui se nourrit de ses feuilles décomposées, le narrateur, puisera sa force dans les cendres de son âme consumée. Comme l’arbre exposant son écorce meurtrie, le narrateur choisira de s’enraciner en foulant la terre de ses pieds nus et de se nourrir de ses blessures pour renaître. Ainsi, l’arbre porte ses cicatrices (feuilles mortes et blessures du tronc) tout comme le narrateur portera la trace des brûlures de son âme. L’exposition des pieds nus au contact direct du sol symbolise l’acceptation de l’incertitude et du risque de destruction totale, puisque le narrateur expose ici la peau de son corps aux blessures, comme l’arbre son tronc aux intempéries.
La dernière phrase du poème conclut en affirmant qu’il faut « accepter de « marcher dans le présent », c’est-à-dire accepter l’incertitude de l’avenir. Or, accepter cette incertitude revient à embrasser l’inévitable qui définit notre condition humaine : notre propre finitude.
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Merci chère amie pour cette longue analyse. Je n’avais pas pensé à Hitchcock en écrivant le texte, mais Vertigo est l’un des films que je préfère. Cette combustion est toutefois très symbolique, comme lorsque dans le robinier de Histoires, Claude Simon fait défiler les épisodes de sa vie et de celle de ses parents. Les histoires sont des feuilles qui flambent dans la mémoire qui déforme les visages et les voix.
Le dernier vers consacré à cette ouverture vers le présent que l’amour permet, la mémoire alors importe peu. Ou peut-être peut-elle ressusciter, qui sait?
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