Théorème

A propos de « Théorème de l’inachèvement » de Christophe Condello.

Christophe Condello nous a fait l’honneur de nous transmettre son très beau recueil, dont le titre fait référence à la propriété d’une théorie comprenant une formule qui ne peut être formulée, vérifiée. Cette formule est-elle la mort, ou, comme le dit l’auteur en citant Aristote, l’essentiel en toute chose, la fin ? Cette référence, placée juste avant le dernier poème dédié à son père, « parti trop tôt » comme l’écrit Christophe Condello, répond comme en écho à la citation de Leonard Cohen placée au début du recueil « Il y a une fissure en toute chose c’est ainsi qu’entre la lumière ».

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Poussière

Photo : Mehmet Turgut publiée sur Deviantart et https://danselabstractiondelavie.blogspot.com/

Le doigt de ma mère sur la table vernie dessine une traînée brillante dans la poussière. Elle va bientôt la faire disparaitre ; la poussière l’effare, elle révèle ses défaillances, cette incompétence qui la poursuit sans pitié. 

Je la regarde travailler, je l’aide un peu, puis je m’arrête ; je regarde les rayons du soleil où la poussière demeure en suspens, scintillante, tournoyante. La poussière révèle le soleil, elle est la dernière lueur du jour, elle est la lumière chaude des lampes la nuit, quand ses paillettes d’or montent et descendent sous les abat-jours. Je la recueille entre les pages d’un grand livre, là où vivent les fées, celles qui gardent la poussière des lutins. Les fées sont des mères, elles incarnent la destinée dont elles empruntent le nom, elles seules peuvent la changer. J’attends longtemps leur venue.

Sur cette vieille photographie, un peu orangée désormais, je me tiens droite devant l’objectif, vêtue d’une longue robe bleu pâle, bordée de fourrure blanche. J’ai sur la tête un bonnet pointu et à la main une baguette magique que couronne une étoile, tous dorés. D’un grand mouvement de main je m’essaie à nous faire entrer dans un conte qui finirait bien.

Cette étoile, je la cherche toujours dans le firmament, perdue entre voie lactée, constellations et comètes. La ligne droite d’un avion traverse le silence et me rappelle cette trace de doigt, cette trace de notre passage sur la poussière du temps.

Ma mère a lutté toute sa vie contre la moindre trace de poussière. Lorsque ce combat lui a paru inégal, elle est morte. Elle voulait être réduite en cendres et dispersée. Voulait elle être, enfin, la poussière féérique qui danse dans l’univers et non la femme qui, entre quatre murs, la traque ?

Nos pas

Nos pas disparaissent à l’aplomb de notre ombre, ils se prolongent sous les feuilles dans un espace de mots en partance

Sous mes doigts, l’écorce de tes errances; elle écorche ma main qui s’abandonne, j’ai la peau douce comme l’eau

Travelling, la marche n’accompagne plus les mots d’amour, une mélodie prend leur place, pulsation d’un cœur à la recherche de ce qu’était le cœur, métronome de tes pas en moi

Marcher

Je sens le tourbillon du vide se reformer dans les creux de mon corps. J’évacue les vibrations molles des paroles des rues. Mes pas sont des pensées usées – les noms propres sont tenus à la distance d’une langue inconnue. Maladie ou repos, je ne décide pas le terme de la vacance. Je subis le jeûne de mon esprit avec angoisse.

Jeûner sous le regard étrange de l’instant – herse froide qui rappelle les heures fermées, l’attente d’un geste, d’une pensée, d’une éclosion intime, d’un mot d’amour.
Jeuner pour se rappeler les émotions nues, abandonner les masses fauves : le délire quotidien n’est pas incolore, il palpite de milles vies perdues.

Et marcher jusqu’à la dispersion (de soi).

À chaque pas son parfum, sa mélodie : les bruits sont des conversations entre fantômes, les sons des mensonges habillés de raison.