Rapa Nui (extrait)

La lumière de l’aube sourd des profondeurs. Une houle blanche disperse sur l’horizon des ombres fantomatiques. Je lève la tête vers le ciel, je vois un océan de plomb. Les vents semblent avoir inversé nadir et zénith. Aurais-je atteint l’extrême limite de la vie ? Peut-être suis-je encore captive d’une force qui déploie en moi son imagination, son rêve, car ce qui a remplacé la nuit n’est ni le jour, ni la réalité. Je serre encore dans mes mains l’instrument à l’origine de la tempête.

Ma tête est aussi lourde que les flots du ciel où je tombe, désorientée, incertaine de mon existence. Qui suis-je ? Je me pose la question pour la première fois. Jusqu’ici, ma vie n’avait été qu’une succession d’histoires – histoires qui constituaient mon identité. Je les recueillais lors de mes voyages, et j’aimais celles qu’il me racontait. Jamais je n’aurais cru que l’une d’elles puisse se déchaîner sur le monde. Je suis revenue sur l’île, après sa disparition en mer, pour être près de lui et pour l’entendre. Mais ce n’est pas la voix de mon père qui est sortie des profondeurs.

J’ai parcouru du regard la ligne des écueils. Les têtes de roche affleuraient. La mer amorçait sa descente. Les yeux encore embués, j’ai tourné la tête vers le bastingage, là où, pendant la traversée, engourdie par le bruissement de la houle sur l’étrave, j’avais aperçu une jeune femme aux bras nus, appuyée en plein vent au garde-corps. J’avais encore en tête sa robe noire, légère malgré les embruns, sa peau laiteuse, les taches de son sur ses épaules, quand les claquements des ponts de débarquement m’ont tiré de ma rêverie. A terre, j’ai pris la direction des mégalithes. Je suis passée devant la croix du cimetière – je n’avais là aucune tombe devant laquelle me recueillir. J’ai longé l’enceinte de l’église dont les hautes fenêtres, selon l’heure du jour, ressemblaient aux hublots d’un navire ou aux yeux globuleux du Léviathan. Plus loin, à l’écart du bourg, j’ai retrouvé la maison de mon père. Elle était à présent la mienne. J’étais seule à en posséder la clé.

Les herbes de la route, battues par les vents, avaient franchi le muret du jardin pour envahir les croisées d’hortensia dont les inflorescences mauves finissaient de se dessécher devant le perron. Les pierres aux arêtes de la façade paraissaient aujourd’hui aussi sombres que la roche érodée de l’église. Sur le bord du toit, des pointes de pyrite s’accrochaient aux ardoises. Au milieu du pignon, une lézarde grimpait jusqu’au rebord du conduit de cheminée. À cause de sa taille modeste, mon père appelait la maison, l’esquif. À mon adolescence, nous nous y étions installés, lui et moi, en retrait du monde. Ma mère venait de s’éteindre. Non loin, au pied du grand phare, il avait dispersé ses cendres sur les eaux.

À l’intérieur, après avoir posé mon bagage sur le parquet vermoulu, j’ai arpenté chaque pièce : d’abord, au fond, sous l’ancien fenil, la chambre de mon père, et la mienne, dont il avait fait son atelier de menuiserie et de musique ; ensuite, à l’étage, les combles accessibles par l’escalier droit qui, maintenant encore, me paraissait vertigineux et où jadis, je lisais, sous la lucarne, au milieu des livres éparpillés ; enfin, dans le prolongement du vestibule, le long séjour éclairé par quatre croisées étroites de part et d’autres des murs, qu’il traversait en se balançant d’un pied sur l’autre, arquant les jambes, s’imaginant sur le pont d’un navire, braillant sans raison bâbord et tribord, comme si la vie de ses ancêtres marins se perpétuait ici. Cette pièce était essentiellement meublée d’une table rustique et d’un buffet de chêne au-dessus duquel, sous les photos de famille et son pot à tabac, il avait fixé une série d’étagères où il disposait, à côté des rhombes de mon enfance, les membranophones rapportés de ses voyages.

Le séjour restait imprégné des relents musqués des peaux et des cordelettes des instruments, à peine tempérés par l’odeur de tabac que les brins consumés de sa pipe dégageaient encore faiblement. Je me suis souvenue des après-midis où, après avoir descendu l’une des percussions polynésiennes, j’allais m’asseoir dans un coin du jardin, et, mettant mes jambes et mes pieds nus de part et d’autre du piédestal, je laissais glisser mes doigts dans les aspérités du bois sculpté, les accrochais aux tenons où s’enroulaient les torons du tressage, les remontais sur les cordelettes le long du fût crénelé jusqu’aux renflements des coutures de la membrane tendue, la caressant doucement pour l’écouter chuchoter. Je me souvenais encore des soirs où mon père, le regard vague, partait sur la lande, près de l’endroit où étaient dispersées les cendres de ma mère et où j’entendais son chant mélancolique et le rythme que ses mains imprimaient aux tambours. Lorsqu’il revenait au matin, son visage restait dans l’ombre. Nous ne parlions jamais de ce qu’il voyait ou entendait. Il ne disait rien de sa douleur. À sa mort, j’ai hérité de la maison. Je n’y suis pourtant revenue qu’après de nombreux voyages, et après avoir ravi à Rapa Nui l’une de ses percussions sacrées. J’ai réalisé que cet instrument aurait eu sa place dans la collection de mon père. Mais il dormait en cet instant dans un carquois de cuir, au fond de mon bagage resté dans la poussière du vestibule. Il m’était impossible de m’en séparer.

à suivre… ou à bientôt au Temple de Port-Royal pour le spectacle musical et la nouvelle dans son intégralité.