Ce mot, porteur du meilleur de nos émotions, l’empathie, et d’un beau projet, aider ceux qui souffrent, me semble avoir été soumis à de telles distorsions qu’il cesse de nous toucher. Un mot, utilisé sans cesse, rabâché, resservi en toute occasion et pour des situations sans comparaison peut-être usé jusqu’à la corde. Et nous revenir en boomerang. C’est le sens de l’article que je vous propose. En choisissant ce mot et cet angle d’approche, je prends le risque de ne pas être consensuelle mais ce n’est pas non plus mon objectif.
« Nous que la misère des hommes n’empêche pas de vivre, qu’elle ne nous empêche pas du moins de penser. Ne nous croyons pas tenus de déraisonner pour témoigner de nos bons sentiments. »
Cette citation de Raymond Aron est placée en exergue de La société des victimes de Guillaume Erner, un livre ancien (au moins au regard de notre rythme de vie actuel) que je lisais au moment des attentats de Bruxelles.
Ce livre était-il l’explication de ce que je ressentais ? D’un côté, l’extrême tristesse devant tous ces morts, ces blessés, ce gâchis, la solidarité aussi vis-à-vis des victimes et de la société que l’on attaque à travers eux. De l’autre, un profond malaise devant l’emploi de ce mot victimes, qui défile sur le bandeau jaune des actualités en dessous des visages des rescapés que l’on traque, pour leur faire dire ce qu’ils pensent de ce qui vient de leur arriver (et s’ils pleurent c’est mieux), ce mot répété en boucle par les journalistes et les responsables politiques.
J’ai eu envie de partager ce questionnement, en partant du livre d’Erner mais aussi d’autres publications qui s’articulent au moins pour partie à son propos, allant du Temps des victimes de Caroline Eliacheff et Daniel Soulez-Larivière à Fausse route d’Elisabeth Badinter, Le populisme pénal de Denis Salas, Face au passé d’Henry Rousso et d’autres. La liste est en bas d’article et si je ne précise pas toujours d’où viennent les idées que je reprends (surtout lorsque plusieurs auteurs les expriment), je précise si ce sont les miennes (parce que je ne veux pas les faire endosser aux auteurs cités).
Pour tout aggraver, l’article est très long : voici donc les sous-titres qui vous indiquent les sujets traités : Un grand mot du XXe siècle (sur l’histoire de l’importance de ce mot); Tous victimes ? (sur l’extension de la notion de victimes) ; De la méthode (sur la façon dont s’est développée la société des victimes) ; La médiatisation ; Un monde en blanc et noir (sur la division de la représentation du monde en victimes et bourreaux) ; La confusion public privé (sur les raisons pour lesquelles chacun souhaite désormais se révéler victime); Réparation et populisme pénal (sur les effets de la société victimaire sur la justice) ; Victimes et Daech ( Questions sur les liens entre la société des victimes, l’islamisme radical et Daech) et enfin les Sources.
Un grand mot du XXe siècle
Le dictionnaire nous apprend que le mot victime vient du latin « victima » et qu’il définit, jusqu’au XVe siècle « une créature vivante offerte en sacrifice aux dieux ». Le terme a donc une connotation sacrificielle mise en évidence notamment par les travaux de René Girard. A partir du XVIIème siècle, le terme est employé en théologie pour désigner le Christ, la victime souffrant et mourant pour racheter les péchés des hommes.
Il est d’un emploi rare en Occident avant le XVe siècle et s’affirme clairement au XIXe et au XXe siècle. L’attention progressivement portée aux victimes d’atteintes individuelles ou collectives sur le plan médical, juridique et social, peut-être liée à l’émergence de la démocratie. La raison en est double : c’est l’égalité qui amène à voir l’être souffrant comme un semblable, mais aussi à ne pas tolérer la différence que provoque la souffrance.
Le XXe siècle est véritablement le siècle des victimes. Pour Henry Rousso une mémoire «essentiellement victimaire » a acquis une valeur morale de premier plan parce qu’elle s’est « développée dans l’après coup des violences extrêmes de masse du XXe siècle ». Caroline Eliacheff souligne le rôle majeur de la Première guerre mondiale dans le développement de la psychiatrie et le traumatisme de guerre. Des idéologies qui s’affrontent ensuite, le communisme parait à Guillaume Erner porteuse du développement de cette notion de victime, en ce notamment qu’il considère « la souffrance comme un fait générateur du politique ». Le génocide des Juifs perpétré par le régime nazi est enfin, pour tous les auteurs, une inflexion majeure notamment sur le plan du droit international vis-à-vis des victimes.
Pourquoi et comment cette évolution positive a-t-elle engendré une culture victimaire ? De mon point de vue, il court en filigrane des textes sur le sujet l’idée qu’il s’agit d’un recyclage ou d’une réorientation des luttes politiques et ce depuis les années 1970. Guillaume Erner estime que la sacralisation de la victime est ce qui reste, après 1968, une fois le marxisme retiré. Les anciennes luttes, pour lui, « se métamorphosent » et le slogan « Tous juifs allemands », autrement dit tous victimes, montre que le mouvement de mai enterre le marxisme mais multiplie les victimes :
« ce qui se construit c’est une conception victimaire et donc binaire du monde. D’un côté les innocents unis dans la souffrance, de l’autre un pouvoir qui les opprime. Comme ceux de la victime, les visages du pouvoir sont multiples : policier, militaire, mandarin, juge psychiatre, grand capital et ses auxiliaires ».
Caroline Eliacheff et Elisabeth Badinter montrent que le féminisme victimaire venu des Etats-Unis, pour trouver un nouvel élan dans cette même période, tente d’imposer l’idée que les femmes sont systématiquement et collectivement victimes d’un continuum de violences masculines, toutes les violences n’étant que la traduction du patriarcat (un merveilleux exemple peut-être fourni à mes yeux par la critique virulente du film Gone girl sur le site Osez le féminisme (j’aurais du la copier car la page a disparu du site). L’article considère que la création du personnage féminin violent et pervers d’Amy, fait du film un œuvre misogyne. L’argument typique à mon sens est celui-ci:
«(…) la violence, qu’elle soit masculine ou féminine, prend sens dans un système de pouvoir : la domination masculine, où les oppresseurs sont structurellement les hommes, même quand ils sont victimes de violence. »
Henry Rousso, décrivant pour sa part les évolutions de la mémoire contemporaine, fortement victimaire, relève que la question de la mémoire des « années noires » de la guerre et de Vichy a réémergé dans le débat public au début des années 1970 et s’est installée de façon structurelle dans les années 90 lorsque les « militants de la mémoire » se mobilisent pour dénoncer ce qu’ils estiment « tu, occulté, oublié ».
Le résultat est en tout cas spectaculaire. Ces dernières années, près de 50.000 ouvrages traitant des victimes sont déposés annuellement au titre du dépôt légal en France. L’espagnol Gabriel Gatti, qui a créé un site sur le sujet observe une concurrence des victimes depuis le milieu des années 2000 en Espagne, tout comme en Europe. En 2015, il comptabilise en Espagne 278 associations de victimes et 1576 de « afectados » (affectés). Sur Google le 24 mars le mot donne 38 millions de résultats. Et je n’arrive pas à comptabiliser le nombre de groupes et de pages sur facebook. Le vocable est enfin désormais plus fréquent au pluriel qu’au singulier, ce qui « suggère », suivant Noelle Languin, « une référence à des catégories sociologiques ».
Tous victimes ?
On observe depuis les années 90-2000 une multiplication des victimes. Pour n’en donner qu’un exemple chiffré : sur les 278 associations spécialisées recensées par Gatti, seulement 20 ont été fondées avant 2000. Cette augmentation exponentielle du nombre des victimes et des situations victimaires est produite selon lui par un effet démultiplicateur entre les lois spécifiques, les associations dédiées à telle ou telle catégorie de victimes, les coachs et autres experts soucieux d’en faire une source de revenu.
Cela implique que le nombre de faits susceptibles de créer des victimes se multiplient. Comme le relève Gatti, sur les 20 associations fondées avant 2000, 15 faisaient référence soit au terrorisme soit à des faits historiques comme la déportation. En revanche la plus grande partie de celles qui ont été créés dans les années 2000 concernent les victimes d’une multitude de situations. Au total, nous sommes tous des victimes. Le sujet victimisé domine, peu importe l’origine de sa victimisation. » Ce que John Taylor résume avec humour :
« si vous pouvez établir un droit et prouver que vous en êtes privé, alors vous êtes une victime » (cité par C.Eliacheff et D.Soulez Larivière).
De la méthode
Pour obtenir ce résultat, on met sur le même plan des atteintes de gravité et de nature totalement différentes. Non content de mettre à mal la hiérarchie de gravité, le mouvement s’accompagne d’une mise sur le même plan des atteintes objectives et subjectives, en incluant dans le champ de la victimologie toutes les difficultés interpersonnelles. Elisabeth Badinter souligne les dangers de l’indistinction entre les registres :
« on ne distingue plus entre l’objectif et le subjectif, le mineur et le majeur, le normal et le pathologique, le physique et le psychique, le conscient et l’inconscient ».
La mise sur le même plan des atteintes de gravité et de nature différente permettent, avec le recours à des enquêtes dont la méthodologie n’est pas toujours rigoureuse de produire des chiffres choquants et faciles à retenir qui ont un franc succès médiatique. Le but affiché étant très noble et incontestable (défendre les victimes de violences), il est doublement impossible de les mettre en cause : ce serait trop long et ce serait faire preuve d’inhumanité.
Le but est de faire adopter des lois spécifiques, souvent inutiles car visant des actes déjà sanctionnés dans l’arsenal législatif, ou très difficiles à appliquer du fait de l’importance des éléments subjectifs, comme la loi sur les violences psychologiques de 2010.
L’un des objectifs de la confusion entre toutes les atteintes est enfin de remédier au problème de la concurrence victimaire en créant artificiellement une catégorie unique de « victimes ». Guillaume Erner illustre ce processus avec le livre sur le harcèlement moral de Marie-France Hirigoyen, dont le succès, estime-t-il, ne vient pas de la précision du concept ou d’une méthodologie rigoureuse mais d’une notion destinée à faire fortune : toutes les souffrances morales reposent sur un mécanisme similaire, et produisent une seule catégorie de victimes, toutes victimes d’une même catégorie de pervers.
La médiatisation
Constatant que les victimes font de l’audience dans les médias, Guillaume Erner insiste sur un autre danger de ces comparaisons entre des situations totalement différentes, celui de n’apporter aucune explication sociale et d’alimenter une société du spectacle, fondée sur la mise en scène du malheur. Désormais, écrit-il, de ça se discute (pour les plus jeunes il s’agit d’une émission de télévision diffusée sur France 2 de 1994 à 2009 qui a commencé à faire de l’audience en invitant des victimes sur le plateau) aux actualités télévisées le spectacle de la souffrance fait vendre et le vécu remplace le savoir. Cette surexposition entraîne aussi une vision très anxiogène du monde.
Allant plus loin, Erner estime que les médias « structurent l’opinion publique » autour des grands thèmes victimaires du moment en plaçant une catégorie de souffrance au cœur de l’actualité, négligeant certaines souffrances au passage.
Le phénomène est renforcé à ses yeux par la spirale de silence décrite par Elisabeth Noelle-Neumann : sensible à son environnement social, un individu sera plus enclin à partager son opinion sur un sujet donné si celle-ci est similaire à celle du plus grand nombre et relayée par les médias de masse. Dans le cas contraire, par peur d’être marginalisé, il taira plus facilement ses opinions. Une étude américaine récente montre que les médias sociaux, contrairement à ce que l’on pouvait en attendre, encouragent à cette autocensure. La prise de parole est donc encore conditionnée par l’opinion de l’autre mais surtout l’adhésion majoritaire au message transmis.
Or, toutes les associations et les experts doivent augmenter leur clientèle en publiant sur les réseaux sociaux des actualités choisies pour accroitre leur audience et l’indignation sur le sort des victimes, le postulat étant qu’il existe un vide juridique ou une insuffisante prise en compte des victimes. Peu de voix dissonantes se font entendre parce que comme le montre Gérald Bronner dans La démocratie des crédules : « les groupes même très minoritaires qui sont motivés pour imposer leur point de vue » peuvent dominer des groupes plus importants mais qui, moins militants ou se sentant, à tort, moins concernés, ne s’impliquent pas ou moins dans le débat, se contentant de grommeler en privé.
Cette médiatisation et cette spirale du silence expliquent que les politiques, pour gagner des suffrages facilement, ne cessent d’exprimer leur compassion. Il est vrai que le mot victimes fait surement partie des « mots hourra » de Richard Hoggart qui suscitent l’adhésion immédiate et doivent être placés très vite –et plusieurs fois- dans une déclaration politique. Et ils ne se contentent pas d’exprimer leur compassion : ils en viennent à soutenir des mesures plus néfastes que bénéfiques qui confortent les dangers de cette omniprésence de la victime.
Un monde en blanc et noir
Côté blanc nous avons un nombre impressionnant d’innocentes victimes, dont les souffrances sont forcément entièrement imputables à autrui. Cette démarche prend le contrepied de la tradition psychanalytique suivant laquelle l’essentiel n’est pas de savoir si la souffrance est due à un traumatisme réel, mais de travailler en soi pour se libérer de son poids psychique. Aide-t-elle forcément ceux qui souffrent ? Comme le souligne Jacques Arènes
« la culture victimaire, dans laquelle la victime peut devenir agresseur, colore le monde éducatif et la parole proférée en psychothérapie. La plainte prolifère à propos de ce que l’autre a commis d’outrages irréparables et, surtout, de ce qu’il n’a pas fait et aurait dû faire (…) Le sujet statufié en victime s’enferme dans un présent sans issue. La liberté du présent s’appuie en effet sur la liberté, fût-elle minimale, du passé. Devenir sujet, c’est ainsi accepter de se situer dans un régime d’ambivalence où chacun est, le plus souvent, porteur à la fois de l’agression et de la blessure. »
Côté noir, nous avons nombre tout aussi impressionnant de bourreaux. Absolus, en corollaire de la victime absolue. Monstrueux. Interchangeables, puisque la même nature mauvaise serait à l’œuvre : ainsi on a pu lire récemment des parallèles pour le moins contestables entre terroristes et « pervers narcissiques », appellation qui semble faire consensus pour désigner le Mal, avec une définition qui tient un peu du catalogue des défauts humains.
Ce monde binaire me parait terrifiant. Il refuse d’envisager les « zones grises ». Il nous amène à glisser du jugement porté sur des comportements à celui porté sur une «nature». C’est ainsi que le pire a toujours été justifié.
La confusion du public et du privé
Caroline Eliacheff et Daniel Soulez-Larivière s’inquiètent d’une surexposition de la vie privée à laquelle on assiste, au nom de cette écoute par les victimologues de tous horizons. Ils soulignent ainsi qu’en donnant l’illusion aux victimes que leur devoir est de venir immoler leur vie privée devant le tribunal, la justice donne, contrairement à sa mission, une occasion de souffrances supplémentaires que l’on voudrait « thérapeutique ».
Cette confusion public privé ne se limite pas au procès. Guillaume Erner écrit que la puissance de la victime explique que l’on cherche désormais non pas à se faire passer pour un vainqueur mais pour une victime. Il relie ce phénomène, comme Jacques Arènes, au besoin de reconnaissance. Dans une société où, « en l’absence de tout maître, notre contemporain ne peut s’en prendre qu’à lui-même » s’il ne parvient pas à « réussir sa vie » comme on le lui enjoint, et dès lors souffrir vivement de cet excès de responsabilité, s’établir comme victime permet d’atteindre enfin la reconnaissance et un statut protecteur qui vous assure la compassion d’autrui. Il est possible et désirable de révéler sa souffrance, non plus dans l’intimité de l’amitié, du confessionnal ou du cabinet de psychanalyste mais en public. Cela s’observe dans les confidences des stars qui, toutes, mettent en avant en quoi elles ont été des victimes, de préférence d’une atteinte à la mode.
De ce fait, les usurpateurs sont nombreux dans ce culte et Guillaume Erner mentionne Rigoberta Menchú qui a obtenu le Prix Nobel en racontant une version fausse de sa vie. C’est aussi le thème de « L’imposteur » de Javier Cercas.
Réparation et populisme pénal
Denis Salas montre que le système judiciaire, autrefois conçu pour sanctionner des actes qui portaient atteinte à la société, au nom de celle-ci, a désormais pour préoccupation majeure le souci de « réparation » vis à vis des victimes, ce qui exacerbe des attentes purement répressives. Comme le souligne aussi Daniel Soulez-Larivière prendre la victime comme mesure du jugement est prendre un risque considérable, celui d’un retour à la loi du talion : la peine infligée au coupable désigné doit être à la hauteur de ce qu’a souffert la victime. Les deux auteurs rejoignent ici Jacques Arènes pour qui
« le désir de réparation amène sur la place publique la plainte de la victime, engendrant l’alliance du magistrat et du psy : le jugement devient un moment de la thérapie ; ou bien, dans la même perspective, la meilleure thérapie préparera à réclamer justice. L’infraction à la loi, qui est la base du processus de punition légale, fait place à la mise en scène de l’univers moral de la victime, et d’une réparation souvent problématique. La punition érigée en méthode de réparation est alors rarement suffisante, car jamais proportionnée à la souffrance subjective ».
Caroline Eliacheff souligne quant à elle, que si l’approche thérapeutique est positive pour la victime, l’approche judiciaire l’est moins parce que, outre qu’il est contestable que la sanction soit thérapeutique, cela emporte le risque que la victime soit déçue par la sentence puisque la base du droit pénal est qu’il faut prouver une accusation. Pour éviter cette déception, de réclamer à cor et à cri de « croire toutes les victimes sur parole ».
On en arrive à renverser le principe de base du droit pénal la présomption d’innocence, exiger de ceux qui sont mis en cause une preuve impossible à apporter, la preuve négative (prouver que l’on n’a pas fait quelque chose), réclamer la suppression de la prescription, fragiliser la responsabilité pénale, puisque l’irresponsabilité du fou criminel cède devant le besoin d’explication des familles des victimes, et réclamer des peines toujours plus lourdes. C’est ce que mettent parfaitement en lumière Paul Bensussan et Florence Rault dans un livre sur le traitement judiciaire et expertal de la pédophilie « La Dictature de l’émotion« – la protection de l’enfance et ses dérives », hélas toujours d’actualité, comme le souligne Florence Rault à propos du jugement récent de Daniel Legrand, l’un des accusés d’Outreau.
On peut faire un parallèle avec les questions d’histoire et de mémoire. Henry Rousso montre que le terme de « mémoire » repose sur l’idée qu’il faut « agir rétroactivement sur le passé pour le réparer (…), pour le réécrire au nom des principes qui fondent notre présent » et, par le rappel constant des crimes du passé, éviter leur répétition. Certains historiens ou sociologues en sont arrivés à affirmer que le chercheur doit être « du côté des victimes », ce qui fait l’impasse sur la déontologie scientifique et oppose une « histoire des victimes » à « une histoire des bourreaux ». Cette mémoire amène à légiférer sur le passé et faire que tout épisode de l’histoire humaine « puisse faire l’objet, à un moment ou à un autre, d’une revendication, d’une politique mémorielle voire d’une qualification pénale » : les contemporains sont « comptables, juges et expiateurs de tous les crimes commis par nos ancêtres ». On refuse de plus en plus sa valeur thérapeutique à l’oubli, puisqu’on a
« créé de fait l’idée qu’il existe une responsabilité collective à travers les temps qui tend vers une sorte d’imprescribilité générale, les actions humaines, au moins les plus noires, n’ayant désormais plus vocation à entrer un jour dans la catégorie d’un passé révolu ».
Victimes et Daech
Au terme de ce parcours, je reviens à l’actualité récente pour poser quelques questions sans doute contestables mais susceptibles d’alimenter un débat que je crois important.
Tout d’abord, sur le féminisme victimaire (qui m’intéresse puisque je suis une femme et que j’ai la désagréable impression que ce mouvement agit en mon nom). Les femmes, notamment avec le féminisme, ont gagné dans ce pays et dans bien d’autres, des droits essentiels. Cela a même été l’un des principaux bouleversements depuis les années 60. Or, ces conquêtes sont clairement menacées par l’Islamisme et le salafisme. Kamel Daoud a raison de souligner que le corps des femmes est alors un symbole. Il n’y a ici aucune nature, mais un décalage historique et culturel qui est exploité par une idéologie. C’est précisément pour ce motif que le féminisme victimaire me semble être un danger particulièrement sérieux, qui va à l’encontre de l’intérêt des femmes et de l’ensemble de la société. Tout d’abord parce qu’il faut identifier et nommer la menace et que ce féminisme l’efface en la noyant dans une vision globalisante, celle d’un patriarcat universel. Ainsi, ce n’est sans doute pas un hasard si les chiffres assez difficiles à trouver et non médiatisés sont ceux qui concernent la place des femmes immigrées et des jeunes filles de banlieue dans la violence contre les femmes. Pour prendre un exemple récent et concret, il est extrêmement important que l’espace public ne soit pas menaçant pour les femmes, ou interdit à force de pressions. Ayant longtemps marché dans les rues de Téhéran (du temps du Shah, quand il s’y portait encore des tenues normales et des tchadors pas toujours couvrants), je sais qu’il y a une différence abyssale entre l’attitude des hommes qui vous harcèlent pour vous faire rentrer dans le voile (ou la maison) et des hommes qui vous draguent, de façon plus ou moins euphémisée comme dirait Bourdieu (tout le monde ne peut pas tourner un compliment : certains sifflent). Or, la dernière loi spécifique de protection des « femmes », celle sur le harcèlement sexiste dans les transports, un texte pas forcément nécessaire mais fortement soutenu par le mouvement féministe, est fondé sur l’habituel continuum de violences (allant des injures aux sifflements), étayé par des chiffres discutables et conduit, qu’on le veuille ou non, à tout confondre et à faire disparaitre le problème. Ensuite, dans le contexte actuel, où il est important de défendre ce qui a été gagné, n’est-il pas contreproductif de considérer que nous n’avons finalement rien acquis? De présenter les relations hommes-femmes comme une guerre inexpiable, au point de nécessiter des dispositifs légaux de plus en plus spécifiques qui opèrent une rupture d’égalité et sont profondément contradictoires avec les revendications qui ont fondé le féminisme? Comment agir en faveur d’un respect des femmes par des jeunes pour qui ce n’est pas évident ? N’ont-ils pas besoin aussi d’un modèle masculin positif ? Comment allons-nous le leur offrir ? Le sociologue Farhad Khosrokhavar analysant la radicalisation des jeunes qui partent en Syrie, dit que dans leur familles
« le père a été détrôné. Il parle un français de plus mauvaise qualité que le fils. Il n’a jamais été socialisé et demeure souvent illettré. La mère vit dans un autre monde. Ce sont souvent des familles monoparentales éclatées où il existe un vrai problème d’autorité et qui basculent dans la violence. Ainsi, les fils passent une grande partie du temps dans la rue la nuit, et trempent dans la délinquance. Vous savez, la socialisation par la famille traditionnelle maghrébine a subi une crise majeure du fait de son insertion dans la société française. »
Elisabeth Badinter soulignait déjà en 2003 que les relations entre hommes et femmes se sont probablement détériorées : « les deux sexes se posent en victimes l’un de l’autre, à ceci prêt que les femmes parlent haut et fort et que les hommes murmurent (…)». Nous devons, à mon sens, montrer une société où les hommes et les femmes peuvent vivre ensemble, et égaux. Partenaires.
Par ailleurs, pour quitter la question féminine, la démarche qui consiste à accréditer l’idée que toutes nos difficultés sont dues à autrui, que le monde est composé de victimes et de bourreaux absolus, des « monstres » qui, lit-on souvent dans les réseaux sociaux, ne méritent pas de vivre, n’est-elle pas le mode de raisonnement de ceux qui ont déclaré la guerre ? La propagande de Daech ne s’appuie-t-elle pas sur un discours de victimisation tant vis-à-vis de jeunes en difficulté qu’ils amènent à se vivre comme « victimes du système » au point de les convaincre que leur mort et celle des autres est la seule réponse possible, que d’un Islam « victime » de l’Occident, avec force rappel de l’image des « Croisés » que nous serions toujours dans une sorte d’arrêt de l’histoire ? Sa propagande n’est-elle pas que tous les musulmans seraient victimes d’une agression sans précédent puisque dans les pays occidentaux et musulmans alliés, ils souffriraient de rejets ou d’un pouvoir injuste et immoral ? N’est-elle pas centrée autour de la notion d’ « auto-défense » ? De vengeance légitime ? Comme le rappelle Renée Fregosi, la stratégie victimaire a souvent servi de « justification » aux génocides, en permettant tout à la fois de présenter l’agression comme une défense et de déshumaniser les groupes et les individus que l’on détruit.
Par ailleurs, comme l’écrivait Guy Nicolas en 1993
« la figure de la victime (…) est avant tout celle d’un sujet passif subissant une agression. Nous avons vu qu’une telle approche négligeait une autre face, essentielle, du processus en question, à savoir le sacrifice volontaire de sa vie par un sujet pris dans une problématique d’offrande, d’identification de quête de gloire. C’est sur cette figure tragique seulement qu’une communauté politique véritable peut se fonder, l’absence de martyrs potentiels suffisant à l’empêcher de s’affirmer. La première tâche d’un « entrepreneur identitaire » soucieux de constituer ou reconstituer une telle communauté est de revêtir cette image et d’insuffler la passion du sacrifice à une poignée d’adeptes constituant un premier arsenal victimaire. Il peut alors tenter de rallier la grande masse des sujets, souvent indifférents au départ, voire hostiles à son entreprise, qu’il espère mobiliser en une polis active. L’usage de premiers martyrs, suscitant des identifications en chaîne, des solidarités, des réactions de vindicte peut y parvenir en partie, notamment en déclenchant un cycle de provocation/répression riche en production victimaire aveugle impliquant progressivement les plus neutres.»
Pour cet auteur, la multiplication d’explosions de violences associées à des mobilisations communautaires fait « planer sur le rêve humanitaire le spectre d’un retour des passions sacrificielles que l’on avait pu croire conjurées ». Estimant revenu « le temps des martyrs» et, avec lui, celui des « passions victimaires », il soulignait que c’était au sein du secteur musulman que la dimension sacrificielle était la plus exaltée et que la dynamique de ces courants radicaux « est influencée par les processus modernes de médiatisation, lesquels la soumettent aux règles d’un marché médiatique « autonome ». Attaché à susciter l’intérêt d’un public dont il lui faut constamment capter l’attention, le « quatrième pouvoir » cible ses médiations sur les événements susceptibles de capter l’émotion de ce public, en vue de distancer ses concurrents sur le marché de l’audimat ou de la publicité. Il lui faut à cet effet réduire les données à quelques traits spectaculaires, privilégier le nombre des victimes, dramatiser les situations, susciter une identification du spectateur ou du lecteur ou sa répulsion, donc forcer les caractères victimaires de l’agressé et les images persécutrices de l’agresseur, souvent sélectionnés l’un et l’autre en fonction de critères ambigus.
Sources (par ordre de parution)
Guy Nicolas, De l’usage des victimes dans les stratégies politiques contemporaines, Cultures & Conflits [En ligne], 08 | hiver 1992.
Elisabeth Badinter, Fausse route, Odile Jacob, 2003
Paul Bensussan – Maître Florence Rault, La dictature de l’émotion, la protection de l’enfant et ses dérives, éditions Belfond, mars 2002 (épuisé, on peut le télécharger ici
Guillaume Erner, La société des victimes, La Découverte, 2006
Caroline Eliacheff et Daniel Soulez- Larivière, Le temps des victimes, Albin Michel, 2006.
Denis Salas, La volonté de punir. Essai sur le populisme pénal, Hachette, 2005, rééd. coll. « Pluriels », 2008
Noëlle Languin, L’émergence de la victime – Quelques repères historiques et sociologiques, Journée d’étude du 16 décembre 2005 – La place de la victime dans le procès pénal, Centre d’étude, de technique et d’évaluation législatives – Faculté de droit – Université de Genève
Jacques Arènes, Tous victimes ?, Études 2005/7 (Tome 403), p. 43-52.
Hampton, K.N., Rainie, L., Lu, W., Dwyer, M., Shin, I., & Purcell, K. (2014). Social Media and the ‘Spiral of Silence.’ Pew Research Center, Washington, DC.
Gérald Bronner, La démocratie des crédules, PUF, 2013.
Farhad Khosrokhavar, Pourquoi de jeunes Français sombrent dans le djihad ? , Le Point, 19/01/2015
Florence Rault, Outreau : complotisme, émotion… Il y a un problème avec la protection de l’enfance, L’Obs plus, 11-06-2015
Javier Cercas, L’imposteur, Actes Sud, septembre 2015.
Kamel Daoud, Cologne, lieu de fantasmes, Le Monde, 31 janvier 2016
Henry Rousso, Face au passé, essais sur la mémoire contemporaine, Belin, 2016.
Renée Fregosi, Stratégie victimaire et omerta communautaire, la logique génocidaire islamiste, 25/03/2016; Huffingstonpost
Article passionnant, merci !
J’aimeJ’aime
Pingback: Statut | lesensdesmots
Pingback: Sexe | lesensdesmots
Pingback: Raciser | lesensdesmots