A propos de « L’étrangeté française » de Philippe d’Iribarne (Points Seuil, 2006).
La vision qui, en France, associe la liberté à la noblesse est porteuse d’une sensibilité exacerbée à ce qui est source de grandeur ou au contraire facteur d’humiliation
Les débats actuels sur la loi travail m’ont rappelé ce livre lu il y a quelques années. Si les solutions esquissées sont parfois dépassées par l’actualité ou trop rapides, le diagnostic est percutant et le projet de trouver une voie d’adaptation de l’étrangeté française au monde actuel séduisant.
Cherchant à analyser une France « en accusation » pour sa référence au modèle républicain qui implique primauté du politique sur le droit, « laïcité crispée », rejet de la discipline du marché, exaltation de la Nation ou défense des services publics, l’auteur s’est attaché à comparer la société française avec d’autres en s’attachant au sens que la culture française donne à la question de la liberté et à analyser les implications de cette conception sur la vie politique et sociale.
Dans un premier temps, l’auteur compare trois conceptions de la liberté. Dans le monde anglo-saxon existe un lien intime entre liberté et propriété (entendue au sens large comme incluant la vie, la liberté, les biens) et c’est à partir de la notion de propriété que la liberté est comprise. L’homme libre est celui qui est protégé par la loi de l’intervention de quiconque dans ce qui le concerne en propre, un modèle développé par Locke et Burke. Dans le monde germanique, l’homme libre est celui qui, dans la communauté, a voix au chapitre dans les décisions collectives auxquelles il se soumet. Pour Troeltsch « la liberté de l’Allemand est discipline voulue, avancement et développement du moi propre dans un tout et pour un tout ». L’homme libre est alors celui qui gère en commun, avec ses pairs, les affaires de la communauté, idée que l’on retrouve chez Kant, Fichte et Habermas. Le modèle français de l’homme libre est celui d’un homme qui a les caractéristiques traditionnelles de la noblesse : traité avec les égards qui lui sont dus, jamais contraint de s’abaisser devant quiconque. Cette vision de la liberté, différente de celle de Montesquieu, Voltaire, Benjamin Constant plus inspirés par la conception anglo-saxone, est issue de la Révolution, en ce que celle-ci s’attaque à la noblesse comme groupe social tout en s’y référant comme qualité d’être. Le « vrai noble », est celui à travers qui l’humanité s’élève au dessus de la trivialité du quotidien, et dont le sens du devoir est à la hauteur des privilèges que lui vaut son état. On trouve cette revendication chez Sieyès dans Qu’est ce que le tiers état ? La passion française de l’égalité qui chagrinait tant Tocqueville est « exacerbée par la force d’une vision hiérarchique du monde ».
Trois voies, d’après l’auteur, permettent pour les Français d’accéder à cette noblesse et se protéger de la « la corruption » du vil : accéder au monde purement spirituel, échapper à la mort par la gloire personnelle ou celle d’une lignée ; écarter les traces matérielles de la corruption, le sale, le désordre, la désorganisation. Philippe d’Iribarne note qu’aucune « méthode » formelle n’existe mais se fonde, pour analyser ces voies, sur la lecture de A la recherche du temps perdu de Marcel Proust qui, à ses yeux, décrit parfaitement la manière dont ces repères se mettent en place, analyse prolongée par celle de La distinction de Pierre Bourdieu.
Dans un deuxième temps, il examine les effets de cette conception française de la liberté dans la vie politique et sociale.
Prise entre ces deux références, dans une sorte de symbiose conflictuelle entre le désir de grandeur et l’idéal d’égalité, la France d’aujourd’hui vit dans une contradiction permanente. D’un côte, dans un registre juridique et politique, elle a proclamé solennellement que la notion de noblesse n’a plus cours et que tout citoyen est l’égal de tout autre. Mais simultanément, dans un registre social, il existe un abîme entre ce qui est noble et ce qui est bas, et cette égalité est quotidiennement bafouée.
Le monde du travail, que l’auteur connaît bien après une carrière d’ingénieur, lui offre un terrain d’observation privilégié. Estimant qu’en la matière la question de toutes les sociétés libres qui est celle des limites à poser à l’état de dépendance où se trouve celui qui travaille pour autrui si l’on veut que cet état reste compatible avec la condition de citoyen libre d’une société démocratique, il montre les différences de méthode héritées des conceptions de la liberté : le contrat dans le monde anglo-saxon, la négociation collective en Allemagne, la recherche de statut en France.
Le discours sur le travail en France tend ainsi à rejeter les deux autorités traditionnelles du patron et du client et à fonder la légitimité sur le devoir professionnel, les « traditions du métier » qui recréent des aristocraties professionnelles, qu’il s’agisse des agrégés dans l’Education nationale, des « cadres » (notion très française) ou de l’ « aristocratie ouvrière ». Ainsi, en France plutôt que de construire un droit contractuel du travail la mise à l’abri des salariés de la dureté s’est faite par la construction ou plutôt la reconstruction d’un statut puisque sous l’Ancien Régime c’était par les privilèges du métier qu’on était quelqu’un. Dès lors, perdre toute protection statutaire pour se sentir marchandise, voir sa place dans la société et le rang ou’ elle confère sans cesse menacés, parait plus grave que dans le monde anglo-saxon ou germanique puisque c’est être atteint dans sa dignité d’homme. C’est pour Philippe d’Iribarne la raison profonde pour laquelle la France refuse souvent d’admettre que la flexibilité des salaires joue un rôle favorable et direct sur le niveau de l’emploi, position qui nous renvoie aux débats sur la loi travail.
L’auteur estime que c’est pour cette raison qu’existe un si fort attachement au service public. Incarnant l’idéal du service noble, particulièrement précieux pour ceux qui n’ont ni un « vrai métier » ni une « noblesse scolaire », le statut de fonctionnaire donne le sentiment d’être quelqu’un et sa remise en cause quand des relations marchandes qui se mettent en place est particulièrement mal vécu pour cette raison. Les privilèges tel que l’emploi à vie sont alors défendus avec âpreté.
Un chapitre du livre est consacré aux effets de cette particularité française dans l’éducation nationale (qui me rappellent toute proportion gardées les réflexions que j’avais écrites dans Paratexte) et un autre sur l’intégration des immigrés. Sans traiter de l’ « offre » de l’Islam radical, il examine la façon originale dont la France intègre et assimile les étrangers. L’importance du statut dans notre pays l’amène à critiquer les positions des Indigènes de la République qui, assimilant la colonisation uniquement à l’esclavage font adopter aux descendants de colonisés une posture de victime fondée à demander réparation et non celle d’un héritier qui, parmi d’autres héritiers, assument l’héritage de la colonisation et leur fierté de s’en être libérés. Enfin, il souligne que l’obstacle à l’intégration est moins un racisme que tout ce qui touche à la « maîtrise à la fois si subtile et si cruciale dans la société française des codes sociaux, souvent très opaques qui régissent son fonctionnement ».
En conclusion l’auteur estime qu’il est possible de faire évoluer la France à condition de ne pas méconnaitre l’importance de cette construction mythique et d’adapter les réformes à cette construction, puisque l’auteur critique l’universalisme des méthodes de management et une logique libérale qui ne tient pas compte des particularités de chaque pays.
Plus largement, estime-t-il, la manière avec laquelle les changements sont présentés est, dans notre pays, essentielle. Il est possible de faire évoluer les statuts ou même de composer avec eux avec succès si l’on donne du sens, si l’on s’appuie sur le désir de grandeur qui anime le peuple français. Ce qui compte c’est d’inscrire la position de chacun dans des projets transcendants, que ce soit à l’échelle des organisations comme à celle de la société dans son ensemble. La noblesse des projets peut rendre acceptables des choses qui ne l’étaient pas jusque là. Or, sur ce plan, il y a un manque d’effort intellectuel incontestable chez les décideurs, politiques ou économiques, pour composer avec les caractères du peuple français et lui proposer des perspectives dynamiques. On peut d’ailleurs considérer que le renoncement politique à la grandeur, à l’élévation, à la transcendance joue un grand rôle dans le malaise français actuel.
Jugeant que, du fait de cette vision française de la liberté, les élites ont une influence déterminante en France, celles-ci ont une grande responsabilité. Elles ne doivent pas pratiquer, comme trop souvent, la morgue et le mépris (dont il voit un exemple dans le mépris pour le « populisme », avatar de la « populace ») mais plutot l’exemplarité :
Effectivement, les Français sont très sensibles aux décisions, aux pratiques, aux comportements de ceux qui sont situés en haut de l’échelle. Ils peuvent faire allégeance à leurs élites à condition qu’elles se comportent de manière exemplaire. L’attitude de nos élites dans la dernière période laisse en friche cette capacité d’allégeance qui est potentiellement très forte. Regardez comment l’affaire du Fouquet’s a pesé symboliquement sur tout le quinquennat de Nicolas Sarkozy. De même, plus l’on prend les Français de haut en leur disant ce qu’il faut faire ou penser et plus l’on s’aliène leur capacité de mobilisation. Rappelons-nous le référendum sur la constitution européenne de 2005. On touche là un point essentiel. Alors que l’on demande à la « France d’en bas » d’accepter d’innombrables réformes, du recul de l’âge de la retraite à la flexibilisation de l’emploi ou la privatisation des entreprises publiques, tout cela au nom du bien commun, les puissants ne devraient-ils pas montrer l’exemple ? N’est-ce pas à eux de convaincre par l’exemple qu’il est peu honorable de profiter sans retenue des moyens dont on dispose pour faire triompher ses intérêts, alors même que d’autres en pâtissent ?
Pour aller plus loin :
Polytechnicien, ingénieur des Mines et diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris, Philippe d’Iribarne est directeur de recherche au CNRS, où il anime l’équipe « Gestion et société ». Membre du Conseil scientifique de l’Agence française de Développement et du Comité éditorial international du International Journal of Cross Cultural Management, Philippe d’Iribarne a par ailleurs occupé diverses fonctions au service de l’Etat, notamment au Secrétariat général de la Présidence de la République.
Interview de Philippe d’Iribarne
Recension de son travail dans la revue Projet
Très intéressant. Et éclairant sur la situation actuelle des mentalités françaises.
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This is a brilliant article and I will save this. Definitely, I would like to read it for some in-depth analysis. You made some excellent points, here and the definition of freedom itself changes character and that I guess influences mass consciousness and also the elite responsibilities.
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