Passereaux

 

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Quand je lis un des poèmes de William Butler Yeats (1865-1939) je suis transportée dans un jardin ou sur un balcon d’où j’ai si souvent observé le vol des oiseaux. De même, tous les vols d’oiseaux contemplés dans le calme d’un soir, et par extension tous les soirs calmes et beaux, me rappellent ce poème. Il y suffit d’un vers  : Et d’ailes de passereaux déborde le ciel du soir.

Ainsi passent dans le ciel tous les oiseaux avec le vers de Yeats puisque le mot passereau désigne tout oiseau appartenant à l’ordre des passériformes, soit plus de la moitié des espèces d’oiseaux existantes. On y trouve les hirondelles, étourneaux moineaux, rouge gorges, merles, pies, tourterelles etc. Le mot semble dériver du latin passer qui désignait les petits oiseaux comparables aux moineaux. Dans la version originale du poème, le mot utilisé est Linnet qui désigne la Linotte, une variété de passereau.

Ce poème en trois quatrains a été composé en 1888. Il évoque l’une des îles inhabitées du lac Lough Gill (Loch Gile en gaélique), dans le comté de Sligo au nord-ouest de la République d’Irlande, un endroit où Yeats passait ses vacances quand il était enfant. Racontant la genèse du poème, Yeats explique qu’il avait alors l’ambition de vivre dans cette île comme le faisait Henry David Thoreau (1817-1862) dont l’œuvre majeure, Walden ou la Vie dans les bois, est une réflexion sur l’économie, la nature et la vie simple menée à l’écart de la société, écrite lors d’une retraite dans une cabane qu’il s’était construit au bord d’un lac. Le poème est venu à Yeats alors qu’il marchait à Londres, dans Fleet Street, avec le mal du pays, et qu’il a entendu un léger bruit d’eau venant d’une fontaine qui lui a rappelé l’eau du lac.

Le texte comprend trois quatrains. Dans la version originale, comme dans toute la poésie de langue anglaise, les syllabes accentuées sont essentielles et le texte est composé de vers longs avec six syllabes accentuées et des vers plus courts avec quatre syllabes accentuées (And live alone in the bee-loud glade). Le poème est rimé, avec une alternance ABAB. Enfin, comme la poésie de langue anglaise, le texte a une grande musicalité due aux allitérations (la répétition d’un son identique), notamment les allitérations à l’initiale comme dans lake water lapping. La lettre n est très fréquente dans le texte comme dans evening full of linnet’s wings” et les jeux du l et du w créent un symbolisme sonore dont l’effet est très semblable à celui de la vue et l’écoute des vagues : I will arise and go now, for always night and day/ I hear lake water lapping with low sounds by the shore.

Le poème évoque la nostalgie d’un retour à la vie naturelle, axée dans le premier quatrain sur les éléments matériels (la hutte, les haricots, la ruche), le second sur la paix de l’esprit et le passage des heures (les brumes du matin, les lueurs du midi et de minuit et enfin le ciel du soir que déborde les ailes de passereaux). La troisième strophe évoque l’omniprésence du souvenir de ce lieu, puisque le poète entend clapoter l’eau du lac sur le bord de la grand route ou du pavé. Le dernier vers je l’entends dans l’âme du coeur (I hear it in the deep heart’s core) est un message essentiel pour Yeats, non seulement dans ce texte mais dans tout son travail poétique : il a lutté avant tout pour rester fidèle à cette vérité profonde, cette âme du cœur.

L’île sur le Lac, à Innisfree

Que je me lève et je parte, que je parte pour Innisfree,
Que je me bâtisse là une hutte, faite d’argile et de joncs.
J’aurai neuf rangées de haricots, j’aurai une ruche
Et dans ma clairière je vivrai seul, devenu le bruit des abeilles.

Et là j’aurai quelque paix car goutte à goutte la paix retombe
Des brumes du matin sur l’herbe où le grillon chante,
Et là minuit n’est qu’une lueur et midi est un rayon rouge
Et d’ailes de passereaux déborde le ciel du soir.

Que je me lève et je parte, car nuit et jour
J’entends clapoter l’eau paisible contre la rive.
Vais-je sur la grand route ou le pavé incolore,
Je l’entends dans l’âme du cœur.

Quarante-cinq poèmes, suivi de la Résurrection, William Butler Yeats, traduction de Yves Bonnefoy, NRF/ Gallimard, Paris 2005, p. 39.

The lake isle of Innisfree
I will arise and go now, and go to Innisfree,
And a small cabin build there, of clay and wattles made:
Nine bean-rows will I have there, a hive for the honeybee,
And live alone in the bee-loud glade.

And I shall have some peace there, for peace comes dropping slow,
Dropping from the veils of the morning to where the cricket sings;
There midnight’s all a glimmer, and noon a purple glow,
And evening full of the linnet’s wings.

I will arise and go now, for always night and day
I hear lake water lapping with low sounds by the shore;
While I stand on the roadway, or on the pavements grey,
I hear it in the deep heart’s core.

En savoir plus

William Butler Yeats (1865-1939) est un poète et dramaturge irlandais. Né dans le comté de Dublin, il est encore enfant, lorsque son père, John Butler Yeats déménage à Londres pour poursuivre sa carrière de peintre. Sa famille retourne en Irlande dans les années 1880 et Yeats y poursuit ses études à Dublin en 1883, fréquentant les écrivains et peintres irlandais rencontrés dans l’atelier de son père. Il achève ses études à la Metropolitan School of Art et publie ses premiers poèmes, influencé par Shelley, et un essai sur Samuel Ferguson. Il rencontre en 1889 Maud Gonne, héritière et militante du mouvement nationaliste irlandais. Elle refusera à plusieurs reprises de l’épouser. Avec d’autres écrivains irlandais, dont Sean O’Casey, Synge, il fonde un mouvement, l’Irish Literary Revival (le Renouveau de la Littérature Irlandaise), et crée en 1904 l’Abbey Theatre à Dublin. Yeats restera attaché à ce théâtre jusqu’à sa mort. Son œuvre, pour laquelle il reçoit en 1923 le prix Nobel, met en scène des héros irlandais, s’inspire des luttes nationalistes, tout en s’entourant de symboles religieux ou théosophiques. Lors de l’indépendance de l’Irlande en 1921, il participe à la vie politique et est élu au Sénat. En 1930, il se retire et s’installe dans le Sud-Est de la France et y meurt en janvier 1939. Source : Onzième Présences à Frontenay Le festival de la revue Nunc

William Butler Yeats sur le site de Poetry Foundation

William Butler Yeats, de l’esprit «fin de siècle» à la modernité, Jacques Décréau, Pierre et ciel

Regard sur l’écriture de l’espace et du temps dans la poésie de W.B. Yeats de la jeunesse à la maturité, Raymonde Alluin-Popot

Dans Million Dollar Baby Notes sur Clint Eastwood, article du blog A sauts et à gambades, Max écrit ceci

S’il ne bénéficie pas encore en France d’une renommée à la hauteur de son génie, Yeats n’en traverse pas moins les frontières culturelles. Il est même souvent cité, dans les livres et au cinéma. Dans Rois & Reine, Ismaël Vuillard (Mathieu Amalric) raconte à sa psychanalyste un rêve qu’il a fait d’après un poème de Yeats (qu’il prononce maladroitement « Yits »…). Le dernier livre d’Henry Bauchau, Le Boulevard Périphérique, qui a remporté récemment le prix du livre Inter, commence par une épigraphe empruntée à Yeats : « Marche doucement car tu marches sur mes rêves » / « Tread softly because you tread on my dreams » vers cité dans Equilibrium (2002). Le livre de Cormac McCarthy No Country for old men (adapté au cinéma par les frères Coen) emprunte son titre à un célèbre poème de Yeats : « Sailing to Byzantium ». Philip Roth a aussi emprunté le titre d’un de ses livres à ce poème : The Dying Animal traduit en français par La Bête qui meurt. J’achève ici le pesant catalogue d’exemples !

Le cinéma américain compte un autre grand lecteur de Yeats : Clint Eastwood a souvent confié son admiration pour le poète irlandais dans des entretiens. En 1995, dans Sur la route de Madison (The Bridges of Madison County), les deux amants échangent des vers tirés de « The Song of Wandering Aengus », un poème de 1899, tiré du Vent parmi les roseaux (The Wind Among The Reeds), un émouvant recueil amoureux. « The silver apples of the moon / The golden apples of the sun » prononce Richard (C. Eastwood), phrase immédiatement identifiée par Francesca (M. Streep) qui lui dit le nom du poème, à quoi Richard répond par une réplique anthologique : « Good stuff, Yeats » (comment traduire cela : « c’est bien, Yeats » oublie le côté désinvolte de sa réplique ; quelque chose comme « c’est trop cool, Yeats » est complètement à côté, mais il y a un peu de cela…). Et de s’expliquer : « Realism, dichotomy, sensuousness, beauty, magic, all that appeals to my Irish ancestry. » Richard a ou rêve d’avoir des origines irlandaises, comme Eastwood. Ce fantasme continue dans Million Dollar Baby (2004), dans lequel le réalisateur convoque à nouveau Yeats, et avec lui, tout un imaginaire irlandais et gaélique. On y voit Frankie Dunn (Eastwood) plongé dans un livre en gaélique, on le voit même lire Yeats en gaélique, langue que le poète maitrisait à peine : c’est en anglais qu’il a écrit toute son œuvre, poèmes, essais et pièces de théâtre. De même, le surnom qu’il donne à Maggie (Hilary Swank), Mo Chuishle (prononcer muh-kwishla) est une expression gaélique qui signifie littéralement « mon battement de coeur », mon sang, et par là, ma chérie (au sens affectif d’un père à son enfant). C’est à travers ce rêve de l’origine, de la terre et du folklore irlandais, à travers l’invention de « tout un monde lointain, absent, presque défunt » qu’Eastwood tente de comprendre son identité dans ce film. Proust a écrit quelque part qu’il n’y a de vrais paradis que ceux qu’on a perdus, c’est un peu cela que fait Eastwood, il tente de s’inventer un paradis perdu, dont Yeats serait comme la figure tutélaire. A la fin du film Frankie Dunn (joué par Eastwood) lit les deux premiers quatrains de L’île sur le lac à Innisfree à Margaret Fitzgerald (jouée par Hilary Swank) à l’hopital après qu’elle ait eu les vertèbres brises dans un combat. Il rêve personnellement d’un lieu coupé du monde, où ne le poursuivrait pas la culpabilité d’avoir entraîné Maggie, et partant, de l’avoir mené jusqu’à cet accident tragique, où ne le poursuivrait pas non plus le souvenir de toute une vie ponctuée d’erreurs (son acolyte Eddie Scrap, interprété par Morgan Freeman, lui en veut encore de lui avoir fait manquer une occasion de gagner un grand combat ; son poulain le quitte pour un entraîneur qui lui offre de meilleurs combats), qu’il a eu l’orgueil de vouloir racheter en s’occupant de Maggie. C’est à tous ces fantômes que voudrait échapper Frankie. Non seulement Yeats incarne l’origine rêvée, mais il donne aussi au vieillard hanté par le remords l’horizon d’une vie meilleure, un rêve lui aussi.

7 réflexions sur “Passereaux

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  3. Ta présentation et ton commentaire sont justes. Yeats —malgré le mal que le bien qu’il lui fit continue de faire à Tagore au bout d’un siècle— mériterait d’être mieux connu, pour deux raisons contradictoires: indémodable et terriblement daté, pour le dire superficiellement. Hélas, la traduction de Bonnefoy est un massacre à la tronçonneuse! Il n’est pas permis de prosifier et d’aplatir à ce point-là une telle rhytmique pleine de souvenirs de ballades… Le dernier vers, le comble: « l’âme du cœur »! NON. I hear it in the deep heart’s core. Il y a les voyelles, leur jeu précis, il y a le jeu entre heart et core (enchâssement dans la représentation, doublons étymologiques) la noirceur qui vient du fond, qui transforme hear en heart, installant l’oreille à l’intérieur, et il y a l’o doré de core, qui rachète l’ombre et ouvre en coda (mais qui contient lui-même ore, le minerai, et rime avec shore, la rive, en porte l’écho) —shore–>…ore. Pas question de tout faire passer dans une autre langue, en un seul vers, ça devrait se répartir, mais tout simplement, il eût été possible de traduire: « Je l’entends au cœur profond du cœur. » Ça n’aurait pas coûté cher…

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