Poursuivre

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Se poursuivre les uns les autres était le grand jeu de l’enfance. On jouait à chat perché, au chat et à la souris, aux gendarmes et aux voleurs. Le chat, comme toujours, faisait mine de laisser fuir la souris avant de la rattraper. Les gendarmes n’avaient pas de ces cruelles subtilités. De toute façon, le chat n’attrapait pas vraiment la souris, puisque Tom, après des décennies de poursuites, ne mange jamais Jerry.

Sans doute à cause de ces jeux palpitants, la course-poursuite est un must des films d’action. Elle oppose, dans un joyeux désordre, toutes les marques de voiture, side-cars, camions, métros aériens, avions, bateaux et fourgons blindés, elle mêle mafieux, agents secrets, policiers et bonnes sœurs qui courent, passent d’un véhicule à l’autre, traversent des explosions, incendies et carambolages divers. Les héros en sortent toujours vivants, comme Tom et Jerry.

Le lycée pose d’emblée plus de problèmes car il faut participer à des courses à pied en équipes, dans lesquelles chacun cherche la médaille ou le doublement du voisin sous les encouragements (ou les huées) de ses camarades. Outre que, pour ma part, je n’avançais pas assez vite (hé ho ! ce n’est pas une promenade ! entendais-je), nous courions en short règlementaire, à Téhéran, devant un attroupement masculin que que l’on sentait prêt à nous poursuivre beaucoup plus rapidement et jusqu’à la maison pour nous faire subir les derniers outrages, s’il n’avait pas été contenu par un grillage séparant le stade du lycée du plus proche terrain vague.

A l’âge adulte j’ai cessé de courir et je me suis mise à poursuivre des études, ce qui est moins distrayant, tout aussi stressant, mais plus productif. L’important est alors la constance, et non la vitesse. La course dure plusieurs années et il faut garder le souffle. On enchaîne les diplômes et on se demande quand on va s’arrêter, se poser dans un fauteuil professionnel, et dire ouf. Du moins est-ce ainsi que mon père voyait les choses : il faut cravacher pendant les études pour atteindre une place enviable où l’on peut enfin profiter du temps qui passe. Une vision typiquement française, semble-t-il. Et périmée. Quoique…

J’ai réalisé, comme vous je suppose, que finalement, on ne reste jamais assis dans un fauteuil, même quand on en a l’air. On doit poursuivre l’amélioration des procédures, engager des actions et bien sûr les poursuivre car sinon pourquoi les engager ? De toute façon il faut désormais poursuivre un certain nombre d’objectifs chiffrés, assortis de délais rarement supérieurs à une année. Divisé parfois en sous-objectif, l’objectif visé par le management moderne enjambe des plans d’action et des indicateurs comme autant d’obstacles dans la course. Et cela ne s’arrête jamais.

Pour y arriver il faut souvent poursuivre le métro ou le RER ainsi que tous ceux qui font semblant de n’avoir pas lu le courriel ou reçu le message. On est contraint de créer un onglet « relances » dans le tableau Excel aux multiples onglets qui contient le planning. Mais attention aux accusations de harcèlement. A partir de combien de relances est-on trop « lourd » ? Peut-on écrire : Je me permets de revenir vers toi à propos de ce mail que je t’ai envoyé le 3 juin, le 26 juin, le 6 juillet, le 4 septembre, le 10 octobre ou faut-il en rester à l’ironique : Je reviens vers toi à propos de cette affaire. Peux-tu me faire part des éventuelles difficultés qu’elle pose ? Étrangement la passivité organisée, fort insistante elle aussi, n’est jamais analysée comme du harcèlement.

Depuis que le harcèlement de rue est devenue un hashtag qui concerne 100% des femmes et qu’à force de le traquer on ne sait plus le distinguer du sifflement ou du compliment par SMS du technicien Orange, l’expression « poursuivre de ses assiduités » va être bannie comme synonyme d’agression sexuelle. Du moins quand c’est un homme qui poursuit une femme de ses fameuses assiduités. Dans l’autre sens, et tant mieux pour nous tant que ça dure, les femmes peuvent tenter l’aventure. Mais ça ne durera peut-être pas et il est prudent de consulter les dernières lois pour éviter d’éventuelles poursuites.

Poursuivre, désormais, doit en effet être complété par «en justice ». D’ailleurs Tom et Jerry sont poursuivis pour stéréotypes raciaux, cannibalisme et promotion du tabac. C’est très bien de pouvoir saisir la justice à tout propos, mais peut-être les occasions de le faire se sont-elles tellement multipliées que le mot poursuivre devient inadéquat, la justice étant plus ou moins paralysée, fort loin du gendarme qui courait comme un dératé derrière le voleur.

Ce n’est pas si grave, car, comme l’écrit Conrad, nul ne réussit tout ce qu’il entreprend. En ce sens, nous sommes tous des ratés. L’essentiel est de savoir ordonner et poursuivre les efforts de notre vie. Il s’agit là de la poursuite tranquille et méthodique que nous apprenons en grandissant. Lorsque Victor Hugo nous engage à poursuivre la lointaine et blanche vision et franchir, noir cheval galopant sous le noir cavalier forêt, torrent et hallier¹, nous retrouvons un peu des poursuites de l’enfance, du besoin de courir pour se saisir de la vie. Et nous le faisons toujours dans l’hypothèse préalable, comme l’écrit Murakami, que notre vie va se poursuivre.

¹Gros buisson touffu, surtout composé de ronces, où se dissimule le gibier (du moins autrefois)

4 réflexions sur “Poursuivre

  1. On a appris à marcher puis à courir et depuis, on ne sait plus s’arrêter…
    On court après l’argent, après le vent, après le temps comme s’il tentait de s’échapper.
    On court parce qu’on n’a pas de temps à perdre. Et pourtant, c’est perdu d’avance !
    C’est un peu comme le RER, le temps file et on ne peut pas le rattraper.
    Alors on poursuit ses rêves, ses envies, ses projets, ses idées, sa vie, parce qu’on sait qu’un jour tout peut s’arrêter.

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  2. Très belle réflexion sur… la vie qui pourrait presque se résumer à « marche ou crève ». Beaucoup obéissent. Certains se laissent déborder par cette injonction et sont rattrapés par le burn-out. D’autres refusent de s’y plier et sautent du train en marche. Quelques-uns choisissent de s’engager dans des chemins de traverse et disparaissent à jamais. Mais tous poursuivent un but unique qui se dérobe à chaque pas : se trouver soit même

    Aimé par 3 personnes

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