A propos de « Anxiété : les tribulations d’un angoissé chronique en quête de paix intérieure» de Scott Stossel, Belfond, 2016, coll « Esprit d’ouverture ». (« MY AGE OF ANXIETY : Fear, Hope, Dread and the Search for Peace of Mind », New York, Knopf, 2013)
Comme je suis une anxieuse quasi professionnelle, j’ai repéré ce livre chez mon libraire favori. Je n’ai pas été rebutée par son volume (437 pages) puisque, vous le savez si vous me suiviez, les anxieux creusent beaucoup et écrivent longuement par peur d’avoir laissé passer quelque chose. Il me parait très approprié d’en parler après avoir traité de l’abus du mot phobie, car là nous sommes dans la véritable maladie phobique.
Scott Stossel est rédacteur en chef de la revue The Atlantic, a écrit de nombreux articles pour The New Yorker, The New Republic et The New York Times ainsi qu’une biographie d’un proche de la famille Kennedy, Sargent Shriver.
Son livre apparait comme une énième tentative de se débarrasser d’une anxiété paralysante mais il est bien plus que cela puisque Scott Stossel réalise la prouesse d’écrire (et de bien écrire) ce qu’est, au fond de beaucoup d’entre nous, le combat quotidien contre l’anxiété. Il en fait un récit drôle et palpitant, parcourant toutes les connaissances accumulées depuis les origines de l’humanité sur la peur paralysante et ses différents noms et diagnostics. Pour un anxieux, ce livre amène à se sentir moins anxieux que l’auteur, se découvrir en bonne compagnie, et rire un bon moment. Le récit de la finalisation du manuscrit, qui termine le livre, est en lui-même un monument: l’auteur se décrit contraint par son angoisse à prendre un temps partiel pour achever le livre – non sans savoir que cela montre qu’il n’est pas indispensable dans une période où la presse écrite tend à disparaitre- et embarqué dans une série de catastrophes dont la destruction de sa maison au cours de –selon la conclusion ultérieure de ma compagnie d’assurance, un « évènement tornadique-, toutes catastrophes qui le libèrent temporairement de son anxiété, transformée en excitation face aux difficultés.
Explorer l’ « énigme » de l’anxiété
Le projet de l’auteur est d’explorer cette énigme, non pas pour poser de nouvelles théories sur le sujet, mais pour mettre en relation toutes les théories avec la vie et l’expérience d’un anxieux.
Si l’anxiété ou l’angoisse sont des constantes de l’humanité – notre propension à nourrir des inquiétudes pour l’avenir étroitement liée à notre capacité de faire des plans, laquelle (avec la capacité de se remémorer le passé) est au fondement de toute culture et nous distingue des autres animaux – leurs dénominations ont varié au point de faire douter de pouvoir cerner ce dont il s’agit.
Anxiété et angoisse ont une même racine étymologique, le mot latin angere, qui signifie serrer et qui renvoie aux conséquences physiques de ces états mentaux. Ils appartiennent à une même famille émotionnelle, celle de la peur puisque angoisse et anxiété en sont l’anticipation et l’auteur cite que ce type d’émotion négative, il y a deux mille cinq cents ans, était rapporté à une décharge de melaina chole (bile noire, en grec ancien) et a depuis connu entre autres appellations savantes « mélancolie », « hypocondrie », « vapeurs », « spleen », « neurasthénie », « névrose », « psychonévrose », « dépression », « phobie », « anxiété » et « trouble anxieux » ainsi que, dans le registre courant « nerfs », « nervosité », « appréhension », « stress »…Dans les manuels de psychologie ou de médecine de langue anglaise, souligne-t-il, on trouvait rarement le terme anxiety jusqu’aux années 1930, époque où les traducteurs ont commencé à rendre l’allemand Angst (angoisse en français), que l’on trouve par exemple dans les ouvrages de Freud, par anxiety.
Les années cinquante voient se multiplier l’usage du mot. En 1948, W.H. Auden remporte le prix Pulitzer pour son poème en six parties The Age of Anxiety décrivant un homme à la dérive dans un monde industriel incertain, le nombre de livres de développement personnel destinés à lutter contre l’anxiété se multiplie, devenant des best-sellers. Cependant, relève-t-il, quelques historiens de la pensée font remonter la naissance de l’anxiété moderne à l’ouvrage de Robert Burton Anatomie de la mélancolie achevé en 1621, dont l’exemplaire personnel de l’auteur compte 1382 pages imprimées en tous petits caractères. Comme tout le monde, « Burton a accumulé les théories dont beaucoup se contredisent » constate Scott Stossel mais au bout du compte les traitements qu’il recommande peuvent se résumer ainsi : s’astreindre à un exercice physique régulier, jouer aux échecs, prendre des bains, lire des livres, écouter de la musique, user de laxatifs, bien manger, pratiquer la modération sexuelle et par-dessus tout s’occuper sans relâche. La cause la plus puissante de la mélancolie est l’oisiveté, le meilleur remède est le travail écrit-il, citant le médecin arabe Rhazès.
Comme l’écrit l’auteur
Les différentes interprétations de l’anxiété selon les cultures et les époques peuvent beaucoup nous en apprendre sur ces cultures et ces époques. Pourquoi, dans le sillage d’Hippocrate, les Grecs de l’Antiquité comprenaient-ils l’angoisse comme un problème médical, tandis que les philosophes des Lumières y voyaient d’abord un problème intellectuel ? Pourquoi les premiers existentialistes ont-ils compris l’angoisse comme le révélateur de la condition métaphysique de l’homme alors que les médecins anglais de la fin du XIXe siècle y ont vu une réaction spécifiquement anglo-saxonne à la révolution industrielle ? (Un phénomène qui n’affectait pas, d’après eux, les pays où le catholicisme était dominant). Pourquoi les premiers disciples de Freud considéraient-ils l’angoisse comme résultant de l’inhibition sexuelle alors que notre époque a tendance à la considérer, une fois encore, comme un problème médical et neurochimique, une sorte de dysfonctionnement biomécanique ?
Particulièrement intéressante est l’évolution récente que son ouvrage souligne, de la théorie freudienne suivant laquelle la névrose d’angoisse est un problème dont l’origine est à chercher dans un conflit psychique irrésolu et inconscient à l’abandon des névroses définies par lui, remplacées par les « troubles anxieux » (phobie sociale, trouble anxieux généralisé, syndrôme de stress post traumatique, troubles obsessionnels compulsifs, trouble panique avec agoraphobie et trouble panique sans agoraphobie). Cette évolution est due tant aux découvertes pharmacologiques qu’au Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (également désigné par le sigle DSM, abréviation de l’anglais : Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) de l’Association américaine de psychiatrie (American Psychiatric Association ou APA) depuis sa première publication en 1952. Cet ouvrage de référence décrivant et classifiant les troubles mentaux a multiplié et fragmenté les troubles, étiquetant des souffrances comme des maladies, avec des listes de symptômes parfois assez vagues, permettant ainsi une augmentation du marché pour les laboratoires pharmaceutiques. On peut ainsi critiquer ces répertoires de l’APA comme une collection de « compromis boiteux » responsables de la psychiatrisation des comportements les plus anodins. Une page savoureuse relate combien le processus conduisant aux nouvelles distinctions entre les différentes pathologies peut-être arbitraire :
Robert Spizer, responsable du comité éditorial du DSM III devait concéder, des années après la parution de l’ouvrage, que nombre des choix effectués par ce comité étaient le fait du hasard. Si un groupe de psys exerçait une pression suffisamment forte en faveur d’une pathologie, celle-ci finissait par être intégrée…On comprend mieux pourquoi, entre sa deuxième et sa troisième édition, le DSM est passé de 100 à 494 pages, et de 182 à 395 diagnostics. David Sheehan a travaillé au comité éditorial du DSM III dans les années 1970. Un soir, se souvient-il, quelques membres se sont retrouvés à un dîner dans un restaurant de Manhattan. Comme le vin coulait, raconte Sheehan, les membres du comité ont évoqué les recherches de Donald Klein sur l’imipramine et le fait que celle-ci jugulait les crises d’angoisse…« le trouble panique est né à ce moment-là. Et comme le vin continuait à couler, les psychiatres autour de la table ont commencé à évoquer un de leurs collègues qui ne souffrait pas d’attaques de panique mais était perpétuellement inquiet. Dans quelle catégorie le ranger ? C’était un être généralement anxieux -Eh pourquoi pas trouble anxieux généralisé ? a alors lancé l’un d’eux- Et tous de fêter cette nouvelle maladie en débouchant une autre bouteille. Et pendant les trois décennies suivantes, les chercheurs du monde entier ont collecté des informations sur le TAG ».
Une fois qu’une nouvelle maladie est créée en effet, elle ne cesse de croitre et de prospérer, les recherches s’accumulent, le nombre de patients supposément atteint s’élève et elle devient omniprésente. Pourtant, comme le remarque Scott Stossel, le TAG intégré au DSM III avec une série de critères diagnostics passablement arbitraires existe-t-il ?
L’évolution de la recherche qui permet de découvrir le rôle de la biologie dans l’anxiété n’exclut cependant pas forcément la cause psychologique. L’auteur cite ainsi Carl Elliot: Le simple fait que je sois capable d’expliquer votre dépression en usant de termes comme inhibition de la recapture de sérotonine ne signifie pas que vous n’avez pas de problème avec votre mère. De même les nouvelles techniques d’imagerie par résonance magnétique (IRM) qui laissent penser que l’on pourrait identifier l’anxiété et mesurer son intensité sur la base d’une image radiologique sont limitées : certains individus présentant les signes physiologiques de l’anxiété sur un scanner cérébral assurent qu’ils ne ressentent pas d’anxiété ; de plus l’image IRM du cerveau d’un sujet excité par un film pornographique présente de grandes similitudes avec celle d’un sujet qui réagit à une situation anxiogène.
L’auteur nous montre ainsi combien l’anxiété humaine est complexe, philosophique, psychique et biologique tout à la fois et son expérience personnelle l’illustre parfaitement.
L’équation personnelle
Scott Stossel le dit dès la première phrase J’ai une tendance à flancher dans les moments cruciaux et il décrit des scènes de panique violentes (avec nausée, vertiges, tremblements, transpiration, peur de mort imminente) alternant avec une inquiétude constante sur « tout et n’importe quoi ». Il accumule les phobies
pour n’en nommer que quelques-unes : les espaces clos (claustrophobie) ; les hauteurs (acrophobie) ; la peur de m’évanouir (asthénophobie) ; du fromage (turophobie) ; de parler en public (sous-catégorie de la phobie sociale) ; de prendre l’avion (aérodromophobie) ; de vomir (émétophobie) – et évidemment de vomir en avion (aéronausiphobie).
Bref, explique-t-il, il est un paquet de phobies et de névroses et depuis l’âge de dix ans, a tout essayé. Et de conclure avec humour : Voici ce qui a marché : rien.
Pourtant l’auteur a fait un usage intensif de la thérapie (25 ans) et des médicaments (une collègue l’appelle le Xanax[1] humain). Cela lui permet de nous relater par le petit bout de la lorgnette toute l’histoire des thérapies de l’angoisse -racontant notamment une scène hilarante de thérapie d’exposition (où l’on expose le phobique à ce qu’il craint le plus) parfaitement ratée- et de réaliser une sorte de guide des médicaments utilisés depuis des siècles, depuis le vin blanc coupé d’une égale quantité d’eau recommandé par Hippocrate pour chasser l’anxiété et la terreur au Prozac en passant par l’urine de renne des Vikings, le Véronal (ainsi nommé parce que Vérone était jugée l’endroit le plus paisible au monde)…
Son parcours permet de se reconnaître dans les grands classiques que sont l’anxiété de séparation, la peur des chiens – qui serait en forte corrélation prédictive avec le déséquilibre psychique à l’âge adulte – les maux de ventre qui occupent une partie entière du livre (Une histoire de mes maux de ventre) au cours de laquelle on croise Charles Darwin en grand malade-, l’anxiété de performance – qui permet de croiser l’homme politique anglais William Gladstone, l’acteur Laurence Olivier, l’écrivain Henry James, la chanteuse Barbara Streisand et l’acteur Hugh Grant-. Regarder l’auteur s’exprimer en public quand on a lu en détail ses techniques de préparation est rassurant quant à nos capacités à ruser avec nos ennemis intimes.
Nous sourions aussi à sa quête des origines, de la figure de la mère surprotectrice et/ou anxieuse (qui l’amène à découvrir que sa propre mère restreignait son affection pour ne pas l’étouffer) aux gênes dont on considère aujourd’hui qu’ils jouent un rôle important (ce qui l’amène à espérer être porteur des gênes « de Woody Allen », le COMT et le SLC6A4 ou SERT) et enfin à entreprendre une recherche généalogique sur son arrière-grand-père, occasion de revisiter les époques où le traitement se résumait aux électrochocs.
Bref un très beau livre qui prouve que les anxieux sont bien armés pour prendre un recul bienvenu sur la vie humaine, sur les soi-disant nouvelles découvertes, et sur eux-mêmes.
En savoir plus
le site de Scott Stossel: http://www.scottstossel.com/index.html
Le directeur de la collection L’Esprit d’Ouverture présente « Anxiété » de Scott Stossel
Le Monde selon Caroline Eliacheff sur Scott Stossel « Le gène de Woody Allen », France culture, 31.03.2016 https://www.franceculture.fr/emissions/le-monde-selon-caroline-eliacheff/le-gene-de-woody-allen
Un article du Washington post sur les réactions à son livre aux Etats-Unis : Scott Stossel’s secret: Atlantic editor revealed his raging anxiety. The reaction surprised him, By Joe Heim June 19, 2014; https://www.washingtonpost.com/lifestyle/magazine/scott-stossels-secret-atlantic-editor-revealed-his-raging-anxiety-the-reaction-surprised-him/2014/06/19/08ba1bec-d615-11e3-aae8-c2d44bd79778_story.html?utm_term=.f6e39810f0b8
[1] Benzodiazépine. La poétesse Maria Howe confia un jour à un ami qui craignait l’avion depuis le 11 septembre « Tu vois cette petite porte dans ton cerveau appelée Peur ? Le Xanax la referme ».
Il y a quelques années, j’avais vu dans une vidéo intéressante sur le stress : http://dai.ly/x16uarf
Réaction normale qui permet de déclencher une alerte en cas de danger. Sauf que les hommes (et les singes) sont très doués pour en créer inutilement…
Merci pour l’article !
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Phobie, anxiété… je sens là une grosse angoisse de la page blanche. ;-). En guise de thérapie, je vous invite à continuer de réjouir vos lecteurs en partageant vos lectures, coups de cœur, réflexions… et même vos angoisses. Les sentiments d’anxiété et d’angoisse nous ont valu les plus belles pages d’écriture, des films inoubliables, des partitions de musique sublimes, des sculptures à se damner, tableaux qui vous triturent les entrailles. (Skrik d’Edvard Munch me vient tout de suite à l’esprit.)
NB : je ne sais pas s’il est possible de se damner lorsque l’on est athée.
Nature, rien de toi ne m’émeut, ni les champs
Nourriciers, ni l’écho vermeil des pastorales
Siciliennes, ni les pompes aurorales,
Ni la solennité dolente des couchants.
Je ris de l’Art, je ris de l’Homme aussi, des chants,
Des vers, des temples grecs et des tours en spirales
Qu’étirent dans le ciel vide les cathédrales,
Et je vois du même œil les bons et les méchants.
Je ne crois pas en Dieu, j’abjure et je renie
Toute pensée, et quant à la vieille ironie,
L’Amour, je voudrais bien qu’on ne m’en parlât plus.
Lasse de vivre, ayant peur de mourir, pareille
Au brick perdu jouet du flux et du reflux,
Mon âme pour d’affreux naufrages appareille.
Paul Verlaine
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« Les plus belles pages », mais aussi sans doute une certaine propension à chercher des réponses « dans ce fameux silence éternel des espaces infinis ». Celui qui nous effraie, nous pousse à constituer une pensée du divin, une tension mystique ou pourquoi pas de la méditation pour enfin tendre vers l’apaisement.
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Article très intéressant, merci! mais l’angoisse n’est-elle pas la chose du monde la plus partagée, n’est-elle pas notre fond commun. Bien sûr, elle prend des modalités différentes selon les individus mais je crois que pour chacun de nous, elle est la présence de ce vide en nous, de cette incomplétude, autrement dit la présence de la mort et il n’est pas étonnant à partir de là que les remèdes proposés soient de se livrer à diverses activités (intellectuelles ou corporelles) afin de n’y penser pas trop… Je suis sceptique sur la recommandation d’une modération de l’activité sexuelle, à moins de ne pas comprendre très bien ce qu’elle veut dire. L’amour reste un remède merveilleux!
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Vous avez raison bien sûr pour la modération de l’activité sexuelle..il s’agit de la recommandation à l’ancienne (ou juste « officielle » ) d’un auteur à l’ancienne…que Scott Stossel ne reprend pas à son compte…en tous cas ça fait plaisir de n’être pas seul anxieuse…bonne soirée !
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