Je

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La semaine dernière, j’ai écrit sur le verbe être et, au fil des associations, je me suis souvenue d’un poème d’Hector de Saint-Denys Garneau lu dans l’adolescence. Il me semble, avec un autre texte, exprimer très subtilement les fragilités et l’énergie du pronom de la première personne du singulier.

En poésie, le « je » est associé au lyrisme: la poésie lyrique moderne choisit en général la parole à la première personne du singulier et exprime la subjectivité individuelle. Dans ces deux poèmes du recueil Regards et jeux dans l’espace, deux textes qui ouvrent et terminent le recueil,  le je (et même le jeu sur le je) est omniprésent.

Tout d’abord, le ton de ces textes en vers libre tire les poèmes du côté de la conversation et de l’échange. L’auteur dit je et s’adresse à un interlocuteur. Ensuite, l’usage du je est ici destiné à exprimer la souffrance du dédoublement, rappelant l’opposition fréquente entre le sujet qui dit je, unique et immuable, responsable de ses actes, et le moi, celui que j’observe et qui peut fluctuer. Enfin, plus jeune, j’avais ressenti le deuxième texte comme une expression saisissante de ce qu’est la dépression, avec le sentiment de marcher à côté de sa vie et de ne pas savoir comment la rejoindre. Ainsi qu’une autre poétesse canadienne dont je parlerais sans doute bientôt, Marie Uguay, Saint Denys Garneau est comme prisonnier, enfermé, mais il aspire à accéder au monde, décrit comme la liberté et le mouvement. Un état de déséquilibre au fondement même de l’écriture poétique écrit Mylène Durand dans son article Marie Uguay et Saint-Denys Garneau, au bord du vide.

Dans le poème liminaire du recueil, « Je ne suis pas bien du tout assis sur cette chaise », l’opposition des deux strophes annonce le jeu de doubles et l’importance du je dans tout le recueil. La première strophe s’ouvre par « Je ne suis pas bien » et la deuxième se clôt par « Je me repose ». De la tristesse du premier vers au bonheur paradoxal du dernier il y a tout le mouvement de la poésie de l’auteur : jeu d’écho entre la succession des consonnes « j », « m » et « r » dans le dernier vers de la première strophe (Je m’endors et j’y meurs) reprise à la fin du poème (Je me repose ) ou l’écho entre le « malaise » du deuxième vers de la première strophe et le « Mais laissez… » du premier vers de la seconde. Cette évolution est accentuée par la forme : un tercet de mètres impairs (13/13/11), expression du malais et du déséquilibre, précède un quatrain aux mesures majoritairement paires (13/ 12/14/10), celui de l’équilibre retrouvé, de la vie. Dans ce texte le jeune poète dit trouver l’équilibre, le repos dans le mouvement, l’espace, la liberté.

Je ne suis pas bien du tout assis sur cette chaise
Et mon pire malaise est un fauteuil où l’on reste
Immanquablement je m’endors et j’y meurs.

Mais laissez-moi traverser le torrent sur les roches
Par bonds quitter cette chose pour celle-là
Je trouve l’équilibre impondérable entre les deux

C’est là sans appui que je me repose.

Le texte que j’avais découvert à l’adolescence est le dernier du recueil a pour titre «Accompagnement ». Ici encore, le texte commence par je (Je marche) et ce je a le même projet de mouvement euphorique (ici, la danse prend la place des « bonds » sur les roches dans le premier poème), à partir d’une même succession de tristesse et de joie, ou du moins d’aspiration à la joie. Mais il y a là un enfermement mental plus net, avec cette image très forte de marcher à côté d’une joie qui n’est pas la sienne ou, si elle l’est, que l’on ne peut pas prendre.

Accompagnement

Je marche à côté d’une joie
D’une joie qui n’est pas à moi
D’une joie à moi que je ne puis pas prendre

Je marche à côté de moi en joie
J’entends mon pas en joie qui marche à côté de moi
Mais je ne puis changer de place sur le trottoir
Je ne puis pas mettre mes pieds dans ces pas-là
et dire voilà c’est moi

Je me contente pour le moment de cette compagnie
Mais je machine en secret des échanges
Par toutes sortes d’opérations, des alchimies,
Par des transfusions de sang
Des déménagements d’atomes
par des jeux d’équilibre

Afin qu’un jour, transposé,
Je sois porté par la danse de ces pas de joie
Avec le bruit décroissant de mon pas à côté de moi
Avec la perte de mon pas perdu
s’étiolant à ma gauche
Sous les pieds d’un étranger
qui prend une rue transversale

Hector de Saint-Denys Garneau (1912-1943)

Petit-fils du poète Alfred Garneau et petit cousin de la poète et romancière Anne Hébert, ce fils de famille aisée originaire de Montréal s’intéresse très tôt à la poésie et fait ses études classiques chez les Jésuites. Mais, à l’âge de 16 ans, il contracte une fièvre rhumatismale causant des complications cardiaques. Quelques années plus tard, les médecins lui découvrent une lésion au cœur. Il est contraint d’interrompre définitivement ses études en philosophie.

C’est au moment où il est condamné par la médecine, alors qu’il est un jeune homme plein de dons -peinture, musique, poésie…- qu’il participe, en 1934, à l’aventure de La Relève, revue culturelle alimentée par un groupe d’amis qui cherchent à susciter la conscience d’une culture québécoise chez leurs contemporains. Il fait paraître, en 1937, Regards et jeux dans l’espace, le seul recueil publié de son vivant. L’œuvre reçoit un accueil mitigé et fait l’objet d’une critique virulente de Claude-Henri Crignon qui poussera le poète à la retirer des librairies. Saint-Denys Garneau s’enferme alors peu à peu dans le silence, il mène une existence recluse dans le domaine familial de Saint-Catherine, poursuit son œuvre poétique jusqu’en 1938 mais ne publie rien. Il rédige un journal intime qui révèle sa quête de l’absolu, mais le journal s’interrompt en 1939. Ses dernières lettres datent de 1941. Il semble souffrir de violentes périodes de dépressions. Il meurt en 1943 d’une crise cardiaque.

Ses poésies posthumes furent recueillies en un recueil intitulé Les solitudes et confirment l’immense talent du poète qui devait faire entrer la poésie québécoise dans la modernité. Son journal est publié en 1954  .

Comme l’écrit Marie-Andrée Lamontagne dans L’univers poétique des Regards et jeux et des Autres poèmes

Au Québec, c’est peu dire que la figure de Saint-Denys Garneau est entourée d’une aura tragique. Mort prématurément à 31 ans, Garneau n’a eu le temps de publier, à compte d’auteur, qu’une plaquette de poèmes, dont l’importance devait aller croissant à mesure que se renouvelleraient les générations de lecteurs. En France, Garneau est le poète maudit qu’a donné l’ « austère Canada » ; il est parfois un poète chrétien, de surcroît « prophète », ou encore un « frère de Keats et de Shelley », aussi bien dire un romantique. Il n’empêche : un quasi-inconnu, alors qu’au Québec Garneau jouit d’une réputation aussi considérable que tardive.

Sources (pour aller plus loin)

Site de la Fondation de Saint-Denys-Garneau : Hector de Saint-Denys Garneau: poète, peintre, prosateur

Mylène Durand, Marie Uguay et Saint-Denys Garneau, au bord du videConserveries mémorielles [En ligne], #7 | 2010 

François Dumont, Le recueil posthume, L’exemple des Solitudes d’Hector de Saint-Denys Garneau,  in LE RECUEIL LITTÉRAIRE, Irène Langlet (dir). PUR.

Un dossier Saint-Denys Garneau sur l’encyclopédie de l’agora.

Stéphane Labbe, Hector de Saint-Denys Garneau, Œuvre, La poésie québécoise dans la modernité, LA PLUME FRANCOPHONE ⋅ 5 JUIN 2009

Robert Melançon, Poésie et vérité, Volume 48, numéro 2, 2012, p. 5-163, Études françaises, Les Presses de l’Université de Montréal, 2012

A propos d’une biographie de l’auteur : Michel Biron, De Saint-Denys Garneau. Boréal.

Je marche à côté d’une joie (et autres textes) chantés par Jacques Rioux 

Quatre poèmes interprétés par Bruno LAPLANTE, baryton et Louis-Philippe PELLETIER, pianiste

9 réflexions sur “Je

  1. Cette lecture analytique est très juste, elle dit bien les présupposés d’une époque qui n’en finit pas, hélas, de se prolonger depuis le premier romantisme à travers ses avatars « symbolistes », surréalistes, etc. Quelques petites remarques à la fois théoriques et personnelles, toutefois: 1) la conception du lyrisme comme expression des sentiments individuels du sujet en acte (et non de la pensée du sujet poétique) est un phénomène historique limité dans le temps et sans rapport avec ce qui définit étymologiquement le lyrisme, c’est-à-dire la musicalité de la voix; 2) Le mode élégiaque n’a de sens que dans son rapport contrastif à l’éloge, Rilke, après Mallarmé, l’a dit admirablement, il ne reste plus qu’à faire l’économie du coefficient mystique; 3) le vers dit libre, quand il est soit de la prose découpée, soit du vers régulier boiteux, c’est soit de l’endimanchement, soit une collection de taches de sauce sur une robe de mariée; 4) le Québec a, pour des raisons que je lui épargnerai, la spécialité des écrivains dépressifs, quand ils ne font pas dans l’enthousiasme de bénitier, et encore… or c’est justement cette double tendance (dépression vs rédemption) que met en évidence Saint-Denys Garneau avec son jeu de doubles; et l’absence d’autre, non l’absence de l’autre, est toujours ce qui fonde ce genre de « lyrisme »; j’ai, pour ma part, publié il y a 35 ans un article intitulé « La deuxième personne comme personne du lyrique » et n’ai fait depuis qu’aller plus loin dans ce sens. Ça me ferait une belle jambe que « je » coïncide avec « moi »! Ce qui m’importe, et c’est à mon sens le fondement d’une lyrique à venir, c’est de t’écouter et d’inscrire « ta » voix pour que le poème soit le modèle d’un nous… Désolé d’être aussi peu convaincu par la poétique de SDG…

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    • Bonjour Didier,

      Je ne comprends pas votre point n°3… Pourquoi le vers dit libre, quand il est soit de la prose découpée, soit du vers régulier boiteux, c’est soit de l’endimanchement, soit une collection de taches de sauce sur une robe de mariée ? Merci.

      Merci Aline pour la découverte de ce poète !

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      • Bien, j’ai pas mal écrit là-dessus, dans Po&sie et dans FPC, notamment, cela a été dit de façons diverses par beaucoup de monde, mais c’est assez simple et je résume un raisonnement qui explique une perception et motive une action d’écriture. Donc, ne parlons même pas de poésie mais de vers (versus) par opposition à la prose (prorsus). Le vers « retourne », il interrompt, coupe temporairement le fil pour repartir, alors que la prose poursuit indéfiniment son fil, sans coupure sonore ni visuelle nécessaire: d’accord? La coupure finale de chaque vers doit être perceptible à l’oral, et elle doit donc être marquée par au moins un fait phonique qui puisse être attendu; il y en a trois principaux: le compte métrique en terme de nombre de syllabes, de nombre d’accents ou de nombre de voyelles longues ou brèves, du moins pour les langues indo-européennes; la durée orale-aurale (tant de secondes pour dire-entendre un vers); enfin, la rime ou assonance finale. Si aucun de ces trois marqueurs n’est présent ou n’est perçu, il n’y a plus vers, mais prose. En français, langue aux accents toniques, aux diérèses et aux longueurs vocaliques irréguliers, incertains et flexibles, le compte syllabique et la rime finale sont deux facteurs-clés de la perceptibilité du vers, c’est à eux que le vers dit libre s’est attaqué, la seule différence entre prose et vers restante consistant en coupures visuelles (retour à la ligne) et sonores, soit arbitraires, soit syntaxiques, soit sémantiques. Si le mètre est extrêmement variable et qu’il n’y a pas de rimes finales, c’est là que nous avons affaire à de la prose déguisée, auto-anoblie, endimanchée. Si le mètre reste proche d’un compte attendu (en français, 8, 10 ou 12), sa perception est forcément celle d’une erreur, d’un inaccomplissement, d’une boiterie, d’une maladresse. Il est très difficile, surtout en français de trouver des formes dites libres autres que ces deux informes. Le principal usage du « vers libre », un siècle et plus après son invention, n’est donc pas celui d’un entre-deux ou d’une provocation avant-gardiste, mais de faire passer pour de la poésie ou du lyrisme une soupe de clichés ou d’incohérences incontrôlées. Et presque plus personne ne connaît les techniques. Une collection hasardeuse de fausses notes ne fera jamais une sonate.

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  2. Merci Didier, c’est très intéressant et je regrette de ne pouvoir avoir accès à votre page FB (n’étant pas inscrite sur FB) mais si vous avez des liens vers vos articles de Po&sie et FPC, je serais ravie !

    (Léo Ferré disait que « les écrivains qui ont recours à leurs doigts pour savoir s’ils ont leur compte de pieds, ne sont pas des poètes, ce sont des dactylographes. »… )

    La poésie ne doit-elle pas trouver son propre langage, son propre rythme, sa propre voix par-delà les règles et les conventions ?

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    • Léo Ferré avait son compte de pieds dans l’oreille quand il chantait Aragon. Sa boutade n’engage à rien, et je ne partage pas sa poétique personnelle, une poétique hémato-spermato-lacrimologique…
      Mais l’idée que la poésie doit se forger ses propres règles est précisément la mienne! Elle doit se réaffirmer comme discours spécifique indépendant de la prose, elle ne peut le faire que par des « contraintes » —qui peuvent être mais ne sont pas du tout forcément celles des formes canoniques (sonnet, ode, rondeau, sextine, ballade, etc.)—, l’expérimentation est là pour ça, qu’il s’agisse de formes idiosyncratiques ou que ce soit dans les limites des infinies variantes des formes fixes. Le jeu poétique ne peut, pas plus que les sports ou la musique, se jouer sans aucune règle; sans règles, il n’y a pas de jeu. La « spontanéité » ou la « sincérité » sont autre chose que l’improvisation (impossible sans intériorisation consciente d’un ensemble de règles et de critères de pertinence), mais elles-mêmes sont construites et réglées ou articulées, la différence, c’est qu’elles sont hétéronomes et inconscientes de l’être.
      Dommage que vous n’ayez pas de compte Facebook, mais la plupart de mes articles des 20-25 dernières années sont sur academia.edu : https://u-bordeaux3.academia.edu/DidierCOSTE ainsi que des extraits de plusieurs de mes ouvrages de poésie en français et en anglais, des suites publiées en revues et des extraits de certaines de mes traductions de poésie.

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      • Pour moi, un texte est poétique s’il me touche, que ce soit sur le fond ou sur la forme, par son idée, son rythme, son jeu poétique, sa musicalité, son souffle. Le reste m’importe peu mais vous êtes un puriste et vous l’aurez compris, je ne le suis pas. À mon sens, la création fonctionne à l’instinct et doit se défaire des règles et des contraintes ou du moins le créatif (artiste, poète, musicien) doit les reformuler à sa manière pour trouver son propre langage. Je suis donc d’accord avec vous dans le sens où il est conseillé de connaître les règles mais au risque de ne plus pouvoir s’en détacher par la suite (et c’est dommage). Finalement, la poésie reste, pour moi, une affaire de feeling. Je n’ai pas de formation littéraire et je fonctionne au feeling mais peut-être n’est-ce pas suffisant… Vos conseils sont donc les bienvenus. Merci beaucoup pour le lien que je vais étudier de près.

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