Gérer

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« Tkt[1] je gère » disent les ados, juste avant de vous rappeler parce qu’ils ont raté le dernier train passant à Sainte-Geneviève-des-Bois  à 2 heures du matin, que personne dans leur bande n’a de liquide et que nous sommes en février.

En tant que parent, la difficulté à gérer est de savoir s’il faut aider l’adolescent ou le laisser se dépatouiller seul. Il ne manque pas de soi-disant copains pour se moquer de votre expédition nocturne (alors que vous étiez au lit) ou de parents ayant décidé que vous géreriez à leur place. Mais après tout, le verbe gérer vient notamment du latin gerere, gerĕre (« porter sur soi», « produire, enfanter ») qui ne sont pas sans rapport avec la parentalité. On met du temps à cesser de porter ses enfants, et donc à les gérer. Mais nous savons bien qu’  « avoir des problèmes vous apprend à les gérer » comme disait cet expert de la gestion, écrivain, médecin, essayiste et poète américain du XIXe siècle, Oliver Wendell Holmes.

Le vrai problème de nos jours c’est que nous sommes entourés d’adolescents. Je m’explique : gérer est avant tout administrer pour le compte d’un autre puisqu’on gère un ministère, un service public, les affaires de l’État. D’ailleurs l’autre origine latine du mot est gestum (« conduire, gérer », « jouer le rôle de, représenter », « exécuter, mener »). Il s’agit même de diriger, oh pardon, de manager. To manage est l’anglais de gérer. Bien que certaines écoles de management prétendent que manager et management dérivent des mots français ménager et ménagement qui veulent dire « régler avec soin », il semble plutôt qu’ils viennent d’un terme français du XVe siècle, « mesnager», signifiant en équitation « tenir en main les rênes d’un cheval », provenant lui-même de l’italien « maneggiare » (et du latin « manus » : la main). Manager, donc gérer, serait aujourd’hui diriger d’une main sûre, voire d’une main de fer dans un gant de velours (ou de communication).

Mais où voulais-je en venir avec mes adolescents ? C’est qu’en réalité les administrations et les entreprises disposent de pages internet équivalentes à « Tkt je gère » mais en fait c’est vous qui devez gérer à leur place. Plus personne ne gère pour vous.  C’est pour cela qu’il y a tant de modèles de gestion de performance, de baromètres, d’indicateurs et surtout un modèle de gestion « participatif ». Il signifie que vous aurez l’illusion de décider mais que si vous voulez que ça se fasse vous devrez vous y coller.

Un excellent exemple est la gestion de la propreté à Paris. Nous avons une mairie et des services, qui doivent nettoyer, c’est-à-dire gérer la propreté de l’espace public. Comme il est de plus en plus sale, nous estimons devoir saisir les gestionnaires pour qu’ils fassent le nécessaire. Quelle illusion ! Ce souci « bourgeois » est d’abord renvoyé à l’expéditeur par une gestion participative de l’opinion. La mairie, pour avoir des arguments à vous opposer, paye un rapport issu de quatre mois de conférences citoyennes, dans lequel les habitants interrogés concluent comme attendu qu’il n’y a « aucun avis commun qui se dégage sur l’état réel de la propreté à Paris, une ville à la fois propre et sale  ». Quand on vous disait que c’était bien géré ! Tkt ! La deuxième étape est de vous convaincre que si c’est sale c’est de votre faute et qu’il faut dépenser l’argent non à des machines à aspirer les trottoirs ou des agents de nettoyage, mais à éduquer le public. Un pas de plus dans le participatif. Comme il est « important que les habitants et les touristes prennent conscience qu’ils sont aussi des acteurs de la propreté » vous serez appelé à contribuer, sourire aux lèvres, au grand nettoyage en commun, une opération « conviviale » qui « fédère différents acteurs » c’est-à-dire vous notamment, pour « participer » au nettoyage de rues et/ou espaces verts de votre quartier. On vous prête balais, pinces à déchets, roule sac, chasubles jaune fluo très visibles, sacs poubelle. Bref, vous gérez.

Si par contre vous voulez vraiment que la déjection au pied de chez vous depuis deux semaines soit nettoyée, vous devrez passer une petite semaine de saut d’obstacle administratif pour trouver un interlocuteur (car ce n’est jamais lui, c’est le prestataire), écouter patiemment sa communication (voir plus haut),  lui dire nettement que c’est du baratin (et être regardé de travers), assurer les rendez-vous, les compte-rendus et les notes d’étapes pour enfin voir passer le camion de nettoyage (une fois, il faudra surveiller la suite).  Là, ça devient carrément de la cogestion. Mais c’est vous qui payez. Comme disait Coluche un énarque, c’est un gars que tu lui donnes le Sahara à gérer, au bout de quelques mois il faut qu’il achète du sable !

Tout ceci devant être affecté d’un coefficient multiplicateur d’autant de services clients (ou usagers), qu’il en existe, vous voici occupé un quart de temps à gérer les services qui ne se gèrent plus. Vous pistez le courrier, vous photocopiez tout, vous avez un onglet spécial relance, vous rappelez trois fois pour voir si c’est bien reçu, vous attendez des décisions de justice 15 ans, vous rusez des heures sur google pour trouver un numéro où quelqu’un décroche le téléphone. Pour revenir à  l’étymologie première de gérer, nous voici abandonnés. Abandonnés au pilotage automatique, c’est-à-dire à la dématérialisation, source de simplification.

Il semblerait de plus que l’informatique d’aujourd’hui soit devenue ingérable. Qui n’a pas vu disparaitre sa retraite ou son salaire dans un « nouveau logiciel ?. Qui n’a pas perdu toutes les heures gagnées avec les machines en essayant de comprendre un chef de projet informatique (son français, ses comptes rendus de réunion qui sont des copiés collés de vos mails sur fond bleu azur avec des flèches) ? Même les développeurs estiment  que l’informatique n’est pas devenue ingérable, elle n’est tout simplement pas gérée. C’est dire.

Reste à gérer son angoisse que tout ce que vous avez à assurer à la place des autres et à la vôtre soit mal géré. Heureusement que des bibliothèques de bien être vous apprennent à gérer le stress, le planning, Outloock, les personnalités difficiles, les adolescents etc. Le seul problème est de gérer l’abondance et de tomber pile sur l’ouvrage qu’il vous faut. Mieux vaut se dire avec Henry Kissinger « Il ne peut pas y avoir de crise la semaine prochaine: mon agenda est déjà plein.»

Alors, faut-il se contenter de gérer son patrimoine ? Si l’on en croit le regretté Georges Wolinski cela fonctionne un peu comme les services aujourd’hui puisque « pour bien gérer, il faut partager les sacrifices avec tout le monde, et les bénéfices avec personne ».

 

 

 

 

 

 

 
[1] T’inquiètes pour ceux qui n’ont pas d’ados

4 réflexions sur “Gérer

  1. Rassurez-vous, il n’y a pas qu’à Paris que cela se passe comme ça. Grenoble est bien aussi dans le genre, surtout depuis la nouvelle municipalité. Je me suis intéressé un temps aux dits « conseils citoyens indépendants », chargés de faire remonter les souhaits des citoyens vers la mairie, conseils qui n’ont pas de succès parce que leurs membres tirés au sort ne sont pas très motivés. Quand j’y étais, il s’agissait de résoudre le problème des encombrants, ces déchets qui souvent encombrent nos trottoirs. Le conseil citoyen avait donc proposé un plan pour résoudre cette question. la réponse de la mairie fut un refus au titre que… il fallait éduquer les citoyens à recycler leurs encombrants plutôt que les jeter!
    Pour les ados, ne vous inquiétez pas non plus… cela recommencera avec vos petits-enfants: ma petite fille ainée a 9 ans mais je m’attends à ce qu’elle me mette à contribution d’ici cinq ou six ans… le pire est que je vais adorer ça!

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  2. Blog découvert ce matin, avec un énorme plaisir… grâce à Alain.
    Je vais essayer de suivre, en croisant les doigts que je ne me fasse pas happer par la poussé à la Grande Dispersion de Tous qu’Internet encourage.

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