On cherche à savoir. Tout de suite. Et on est très doués pour ça, nous dit la science. Mais de cette quête, on ne se souviens guère, ni de la façon dont on a su parler. On oublie même les questions que l’on posait pour savoir, comme j’ai oublié les miennes. Mais j’entends encore mon fils me demander : « Maman, qui a construit les collines ? ». C’est après que ça se gâte.
« Qu’est-ce que tu en sais d’abord, toi ? » dit cette petite fille à celle qui, peut-être, semblait prétendre en savoir quelque chose. Savoir devient vite une supériorité, une compétition. Malheur à l’ignorance ! Et l’école, qui nous transmet le savoir avec un grand S nous expose à de nouvelles attaques (Fayote !) quand nous levons la main pour dire que nous savons. Grandir, est-ce ne pas être pris en défaut de demeurer, peut-être, cet enfant qui ne saurait rien ? Ou est-ce prétendre tout savoir comme le chantait Jean Gabin, concluant cependant qu’il ne savait rien ?
Adolescente, j’ai eu une période de quelques années au cours desquelles je ne savais plus rien. Tout était opaque, de moi au monde. Les matières que j’adorais au lycée-français et philosophie-ne faisaient qu’accentuer le doute. C’est ce qui m’a amenée à rechercher des matières plus matérielles et rassurantes, plus maitrisables. Les chiffres étant exclus (parce que le calcul mental je n’ai jamais su et faire des équations non plus) ce furent l’histoire, la géographie, la politique. C’est ce qui m’a menée à Sciences Po. Pendant cette période et seulement pendant cette période j’adoptais une écriture claire, nette, en bâtons. L’écriture de la reprise à zéro du savoir.
Depuis que j’ai grandi -et qu’on me demande si je suis médecin en regardant mon écriture, j’entends encore la phrase de la petite fille. Elle n’est plus aussi directe, mais le ton cassant et méprisant la révèle malgré des formulations plus lisses : « Sciences Po, c’est le verre à moitié vide et à moitié plein, c’est ça ? »; « Mais tu n’as pas vu l’article L.152 du Code ?! »; « Non ! Ce n’est pas un grade ! C’est un corps ! » (cette formule étant spécialement adressée à mes amis fonctionnaires); « Alors tu ne sais pas qui est derrière l’affaire Fillon ?! Enfin, tout le monde le sait !». Ne parlons pas du ton twitter, avec lequel se fait reprendre tous les jours par des gens qui veulent vous rabattre le caquet en public. Bref, il ne manque pas d’adultes pour vous écraser de leur supposé savoir. Et on est soi-même parfois tenté de bloquer le débat avec un « je sais ce que je sais ».
Depuis Montaigne la formule « Que sais-je ? » illustre bien que, pourtant, nous ignorons beaucoup. Thomas Browne écrit que chaque connaissance est environnée d’une obscurité impénétrable. En histoire, on est modeste. On lit les autres, on leur fait confiance, on ouvre des cartons d’archives, on découvre que c’est plus compliqué, et plus on en ouvre, plus c’est nuancé. Au milieu des cartons, je pense toujours à la phrase de Rilke « les réalités sont lentes et indescriptiblement circonstanciées ». Malgré cette leçon de modestie, l’université est un lieu paradoxal du savoir. Il n’y a là que des supposés sachants. C’est pourquoi ils ne s’écoutent pas toujours. Ils doivent pourtant justifier la moindre assertion par des notes de bas de page, le moindre article par un état de l’art et une bibliographie costaud. Ça tend à rendre leur savoir illisible et du coup Stéphane Bern les énerve. En réalité beaucoup de choses les affligent. Pour ma part, j’évite d’instinct les débats télévisés ou les documentaires sur les sujets que je connais, sinon je saute au plafond. Mais comme le démontre avec maestria Gérald Bronner le savoir est trop nuancé pour s’opposer à l’idéologie. Ou à la facilité de la phrase qu’on trouve tout de suite intacte dans sa mémoire parce que tout le monde la répète depuis des années. Cela n’est pas d’ailleurs le seul apanage des médias, les universitaires sont assez bons aussi pour le faire sauf que c’est plus difficile à détecter. Dans leur cas, toute contestation est éteinte par la phrase d’ouverture: « Ainsi que nous le savons tous depuis que les études sur le sujet ont établi que».
Vieillir repose. On ne peut plus mais on sait. La question est quoi faire de ce savoir. Bien sur, on n’a pas plus à prouver grand-chose ni à préserver son image, voire sa carrière. Alors, on peut y aller franchement et dire qu’on apprends pas aux vieux singes à faire la grimace. Ou alors on laisse tomber. On ne dit pas aux jeunes gestionnaires qu’ils viennent de présenter comme une innovation une idée qui a cinquante ans. On écoute d’un air distrait les twittos découvrir les choses qu’on entend depuis 30 ans sur l’éducation nationale. On sait qu’il manque plein de nuances pourtant essentielles. Mais on est fatigué. Et puis Internet est devenu le grand foutoir du savoir. Mon fils est de cette génération pour laquelle « je l’ai vu sur internet » ou plutôt sur You tube est devenu le nouveau « je l’ai lu dans l’Encyclopédie ». Savoir chercher (et trier surtout) sur Internet devient le nouvel enjeu du savoir. A moins qu’engloutis, submergés par tous les savoirs concurrents et le bavardage incessant du réseau, nous ne décidions que nous ne voulons pas le savoir.
Pour revenir aux choses sérieuses, le savoir a deux sens en Occident : Socrate dit que le savoir sert à se connaître et Protagoras que le savoir doit rendre la personne capable de savoir quoi dire et comment le dire. Cette deuxième fonction signifie logique, grammaire et rhétorique, tous éléments devant devenir le trivium, fondement de l’apprentissage au Moyen Âge et encore ce que l’on appelle l’éducation. En Asie, les deux théories sont proches : le confucianisme dit que le savoir consiste à savoir quoi dire et comment le dire, comme chemin vers le progrès et le succès; les taoïstes et zens disent que c’est la connaissance de soi et le chemin vers l’enchantement et la sagesse. Mais si ce désaccord existe, tous sont d’accord pour dire ce que le savoir n’est pas : ce n’est pas l’habilité à faire, le comment faire, la technè. Une technique ne s’apprend pas par les mots, elle s’acquiert par l’expérience. Ce n’est pas le savoir noble. La révolution des ingénieurs est celle de l’apprentissage de la technique qui bouleverse le sens du savoir et fonde la révolution capitaliste. Un débat qui se prolonge dans celui des humanités opposées à l’apprentissage.
En français, les termes de connaissance et de savoir sont employés alors que, par exemple, l’anglais utilise knowledge dans tous les cas. Peut-être parce que le mot français provient du latin sapere, verbe qui employé intransitivement signifiait « avoir du goût », « exhaler une odeur » et transitivement « se connaître en quelque chose ». Il n’y avait donc alors pas de référence au processus cognitif. Ce n’est qu’au Moyen Âge qu’émergea le sens actuel après avoir transité par une forme figurée désignant une personne en quelque sorte « informée ». À partir de cette époque, le fait de savoir fut considéré comme une attestation ou garantie de sagesse, association qu’on retrouve de nos jours sous la forme de la confusion traditionnelle entre le savoir et l’intelligence ; des oppositions telles que « tête bien pleine » et « tête bien faite » rappelant que les choses ne sont pas si simples. C’est pourquoi les fiches de postes comprennent cette rubrique un peu prise de tête, le « savoir être ». Le goût d’une personne. Peut-être l’essentiel. Il faut savoir encore sourire quand le meilleur s’est retiré.. comme le chante Charles Aznavour.
Et puis, il y a des choses que l’on n’arrive pas à savoir, y compris au fond de soi et c’est bien cela le plus difficile. Quand j’étais enfant, et jusqu’à ce jour, il y a des choses dont je ne sais pas les causes, des abîmes dans les cœurs qui sont inaccessibles à mon savoir. Kaye Gibbons l’a parfaitement écrit dans Ellen Foster
Même si l’on sent des choses dans son cœur concernant une personne, c’est dur d’en être sûr dans sa tête. Surtout concernant une personne qu’on connaît bien. Je me suis dit qu’un jour je ferais des recherches dans les encyclopédies pour savoir si ça a un nom, la maladie de la maman de ma maman. Mais ça serait comme de chercher un mot dont on ne sait pas comment il s’écrit.
Merci pour cet article dans lequel j’apprends – comme toujours dans vos écrits- quelque chose que je ne savais pas. Et aussi pour la merveilleuse phrase de Rilke. Quelle finesse 🙂
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Merci beaucoup ! Et merci de partager mon admiration pour cette phrase de Rilke qui fait partie de celles (rares) que je n’ai jamais oubliées, une fois que je les aie lues…
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Oui, l’expression de Rilke est magnifique.
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A l’école, j’étais persécutée par les élèves ados, parce que j’aimais apprendre et montrer mon savoir. L’école est un lieu sauvage pour ceux qui aiment apprendre, du côté des apprenants, en tout cas.
De toute façon, dans l’ensemble, il est… interdit ? mal vu ? d’avouer aimer apprendre, même POUVOIR apprendre si on a le malheur d’être enfin.. adulte. (Sort peu enviable.)
Certes, il y a un océan entre savoir et apprendre, quand même.
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J’ai regardé la référence Wiki sur Kaye Gibbons, et « Ellen Foster », et le moins qu’on puisse dire est que l’encyclopédie a perdu sa noblesse et… son savoir.
Dernière remarque :
Si vous voulez méditer un bon coup, regardez les mots « pouvoir, savoir, devoir » et vous voyez dedans le fichu mot « voir ». C’est particulier au français. On peut toujours dire que sur le plan étymologique il n’y a pas de lien, mais sur le plan des associations, c’est une autre affaire. On a besoin de rien savoir pour faire des associations, et on ne s’en prive pas.
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