Craindre

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Hommes portant un masque durant l’épidémie de grippe espagnole. 1918. Library and Archives Canada, PA-025025 /

Ce blog sort d’un long silence. Plus long que le confinement, ou presque. C’est que je craignais de déranger. Ou plutôt que je crains pour l’avenir. Le mien, celui des gens que j’aime, celui du monde.

Il n’y avait rien à craindre. On n’allait pas s’inquiéter pour une petite  grippe alors qu’on n’a plus peur du loup depuis longtemps (d’ailleurs il est interdit d’avoir peur du loup, c’est discriminant et contraire au bien-être animal). Avant la Covid-19, on ne manquait pas de sujets d’inquiétude pourtant. Certains craignaient l’ultra-libéralisme et l’éternelle survenue d’une dictature centriste, presque tout le monde l’épuisement de la planète, et avec cette crainte une cascade faite de peur de la science, des vaccins, des avions, des laboratoires pharmaceutiques (le nouveau « complexe militaro-industriel »).  Depuis, nous les avons entendu dire sur tous les tons que l’ultra-libéralisme et la négligence de la planète sont la cause du virus. Rappelons-nous que jusqu’à la fin du XIXe siècle on attribuait la peste à la pollution de l’air, elle-même occasionnée par de funestes conjonctions astrales. Sans compter la désignation de coupables, ou le péché contre Dieu. On ne sut que tardivement le rôle des puces dans la contagion, sans parler de ce qu’est un microbe, voire, plus microscopique encore, un virus. Et le grand La Fontaine avait raison de dire qu’ « entre nos ennemis/Les plus à craindre sont souvent les plus petits ».

Quoi de plus nouveau, quoi de plus ancien qu’une épidémie ? La peste, dit l’hispaniste Bartolomé Bennassar a été « un grand personnage de l’histoire d’hier ». Mais nous l’avons oublié. Comme nous avions oublié la grippe « espagnole » qui suivit de si près la guerre de 14-18 que le nombre de morts fut négligé et que personne n’a rien stoppé. Peut-être nous en souvenons-nous avant tout parce que cette saleté nous a enlevé Guillaume Apollinaire. Non, la nouveauté, dans les pays riches, c’est que nous ne craignions plus que les maladies qui naissent en nous, le cancer, Alzheimer. Nous en sommes venus à penser que la maladie nait et est provoquée par les hommes, ceux qui polluent, qui fument, qui conduisent, qui ne mènent pas une vie saine.

Alors, oui la grande crainte est revenue. Elle nous a été utile, puisque nous avons tout claquemuré, nous avons appris à nous laver les mains (et ce n’est pas du luxe), nous avons réclamé des masques que nous portons n’importe comment, mais ça c’est un autre sujet. La crainte sert à survivre : « Quand la crainte ne veille pas, il arrive ce qui était à craindre » affirmait Lao Tseu. Mais, elle ne nous empêchera pas de mourir un jour. Cette peur là nous distingue des animaux, car nous seuls savons que nous allons mourir. Elle est LA crainte. Peut-on s’en débarrasser ? Sénèque nous dit que pour cesser de craindre, il suffit de cesser d’espérer. Une solution radicale, sans doute un tantinet illusoire. « Les hommes sont extrêmement portés à espérer et à craindre, et une religion qui n’aurait ni enfer ni paradis ne saurait guère leur plaire. » disait Montesquieu, dont le diagnostic reste pertinent en ce XXIe siècle.

D’ailleurs le verbe craindre, issu du latin tremere, qui veut dire trembler et de là trembler de peur, redouter (en espagnol craindre se dit d’ailleurs temer), est investi d’une valeur sacrée proche de « respecter humblement » dans un contexte religieux. Celui qui craint le Seigneur n’a peur de rien; il ne tremble pas, car Dieu est son espérance. Mais il craint quand même ce père tout puissant, le Seigneur. C’est peut-être cette crainte de l’autorité qui nous manque désormais. Nous lui demandons la sécurité absolue, puis nous entamons des procédures en justice (qui aideront les avocats à remettre leurs cabinets à flot mais rendrons de plus en plus impossible le simple exercice de la décision). Tout le monde appréciait parait-il beaucoup Edouard Philippe, mais il est mis en examen.

Notre chaos intérieur est pourtant le lieu de toutes les craintes. De l’angoisse avant toute chose, cette crainte sans raison, sans Covid-19. En lisant le magnifique livre de Jean Delumeau, « La peur en Occident », on parcourt toute l’histoire de nos craintes, des épidémies à l’utilisation des peurs par l’Église et dans l’art. On y retrouve la forme des monstres et autres zombies qui envahissent les écrans et l’imaginaire de notre jeunesse, pour objectiver leurs craintes. J’ai la crainte ! disaient-ils dans les années 1990. Eh bien oui, les écrans recyclent fort bien toute l’iconographie de la peur, jusqu’à l’une des premières peurs, celle des océans : « O cruauté de impétueuses vagues/Mer variable, ou toute crainte abonde »[1].

Devons-nous être optimistes ? Après tout l’été est là qui va éteindre le coronavirus d’après Saint Raoult et l‘on devrait adapter le proverbe « Si le grillon chante, plus de gelées (Covid) à craindre ». Mais il semble que le virus fasse en ce moment le tour de la terre et que nous devons craindre une deuxième vague à l’automne, ainsi que les tempêtes économiques,  avec le chômage et la crise.

Ça craint.

 

[1] Clément Marot

Une réflexion sur “Craindre

  1. oui, ça craint… et tout cela est bien triste, et la pandémie réelle, biologique, se double d’une pandémie de l’esprit, où tous les propos se valent et où les pire prophètes sont en état de prospérer (mais c’était déjà sans doute le cas des épidémies d’autrefois, sauf qu’alors elles ne bénéficiaient pas d’Internet pour se répandre…)

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