
La guerre occupe et même hante notre actualité, en nous ramenant à d’autres guerres anciennes et à leurs lectures et relectures. C’est ce qui m’a amenée à choisir de l’évoquer avec une poétesse que j’ai beaucoup aimée, la libanaise Nadia Tuéni, et un texte extrait de ses Archives sentimentales d’une guerre au Liban (1982).
VIII Nous nous sommes battus pour le plaisir d’apprendre l’orgueil de mourir. Débris de vent, calme chétif des matins entre deux morceaux de ville. « Combats acharnés ». « Nouvelles médiations ». « Parties concernées ». Lynche nos vingt ans l’asphalte des routes, qui vont de l’espoir jusqu’à la violence, tout comme autrefois, nos adolescences. L’autre camp (peut-on choisir sa démence ?) saigne de mille roses. ON TIRE SUR UNE IDÉE ET ON ABAT UN HOMME Toujours écarlate la puissance des mots, plus meurtriers qu’un geste. Ceux qui vivent au soleil de la parole au cheval emballé des slogans, ceux-là, brisent les vitres de l’univers.
Ce poème traduit me semble-t-il parfaitement la guerre, même si le mot n’est pas présent et si le titre du recueil juxtapose le mot guerre et l’expression archives sentimentales. Nadia Tuéni utilise souvent l’oxymore, cette union de termes en apparence antinomiques et l’on peut considérer que ce titre intrigant est de cette veine. Les archives sont cependant présentes par le souvenir, souvenir du pays avant la guerre, souvenir de la guerre qui est déjà présente depuis plusieurs années. On peut y penser avec ce fragment : Lynche nos vingt ans l’asphalte des routes,/qui vont de l’espoir jusqu’à la violence,/tout comme autrefois,/nos adolescences. On peut aussi considérer que le titre du recueil résonne avec le poème qui juxtapose, et de ce fait lie, la propagande et la destruction. Nadia Tuéni condamne clairement les divisions du Liban, la démence de choisir son camp, la puissance destructrice (écarlate) des mots et conclut son poème sur Ceux qui vivent au soleil de la parole/au cheval emballé des slogans,/ceux-là,/brisent les vitres de l’univers. Par sa poésie Nadia Tuéni reconstruit l’image du Liban du vivre-ensemble, que l’on soit chrétien, musulman ou druze. Elle est aussi une parole féminine qui, par opposition à d’autres femmes qui s’interdisent ou sont interdites de toute prise de position à cette époque, condamne violemment la guerre, et n’hésite pas à la nommer. Le mot sentimentales peut rappeler que chez Nadia Tuéni, la guerre est une expérience intime: elle commence à écrire au moment de la mort de sa fille puis, quand le Liban commence à être ravagé par la guerre en 1975, sur la destruction de son pays. Archives sentimentales d’une guerre au Liban est le dernier publié du vivant de l’auteur, puisqu’elle est morte d’un cancer pendant la guerre, à l’âge de quarante-huit ans. C’est pourquoi deux histoires s’enchevêtrent dans le recueil, la sienne et celle du Liban. Peu avant de mourir, elle notait dans son journal inachevé : « J’appartiens à un pays qui chaque jour se suicide tandis qu’on l’assassine. Je ressemble à ma folle terre ; elle et moi expions un crime de double identité ». Le poème évoque aussi parfaitement une ville en guerre, une ville fracturée en deux morceaux dont les vitres sont brisées.
Nadia Tuéni
Née d’un père Druze, ancien ambassadeur du Liban en Grèce et d’une mère française, Nadia Tuéni écrivait en français mais elle pensait « écrire l’arabe en français ». Elle occupe une place unique dans la littérature libanaise, non seulement par son travail sur la guerre et le deuil mais aussi parce qu’avec elle, la littérature libanaise de langue française se trouve pour la première fois en osmose avec son homologue de langue arabe : outre le fait que Nadia Tuéni ait été bilingue, elle fait siennes, à partir de 1967, les préoccupations politiques, thématiques et formelles de l’avant-garde littéraire arabe, ce qui en fait le premier véritable poète arabe en langue française. Rappelons que pour beaucoup, la poésie est le seul genre littéraire authentiquement arabe.
Son dernier recueil, La Terre arrêtée, fut publié après sa mort et préfacé par Andrée Chedid, autre poétesse libanaise.
Pour aller plus loin
Dans le film Hamasat (« Murmures » en français, « Whispers » en anglais) de Maroun Bagdadi, le réalisateur accompagne Nadia Tuéni en 1980, alors qu’elle redécouvre son pays abîmé par la guerre civile.
Datin, A. (2002). La villégiature des mots. Nuit blanche, (88), 34–40.
Nadia Tuéni, Les œuvres poétiques complètes, éditions Dar An-Nahar, Beyrouth, 1986.