Argile

1995

Du marbre de la cheminée
Les vagues intimes retirées
Sur les coquillages immobiles
Nos corps enroulés sur eux-mêmes
Profondeur où les mots reposent

Sur le calcaire, les longues pluies
Souvenir des chaleurs marines
Reflet des vitres entrouvertes
Nos mains d’argiles ressemblantes :
Les images de nos solitudes

Couloirs sonores, chambres d’écho
Pages de plâtre de tous les murs
Au grand silence du zénith
Le froissement du lit ouvert
Sur les anciennes carrières de gypse

2023

Quais offerts, songes de retour
Asphalte brillant sous l’ondée
Miroir où nos peaux ont cherché
La danse incandescente des larmes

Le soir, la ville en nous dissoute
Respirer l’air des chemins
Voir la soie des fils que la lune
Tisse pour orienter nos pas

Les mots s’éboulent en agrégats
De terre – Argiles, sables, limons –
Détachés de la roche mère
Sur la peau durcie des années

4 réflexions sur “Argile

  1. Ce poème explore de manière poétique la relation entre le temps, la mémoire et les souvenirs à travers la disparition d’une personne chère. En plongeant dans l’intériorité de la narratrice, le poème dépeint une réaction face à la souffrance provoquée par la perte, une réaction qui se manifeste par un repli sur soi et une pétrification de l’environnement émotionnel. La métaphore minérale qui court tout au long du poème met en lumière cette tension entre la permanence apparente des choses et la fragilité des souvenirs.
    Le premier texte évoque ainsi nos « corps enroulés sur eux-mêmes », une image qui traduit la recherche d’un abri intérieur, d’un repli pour échapper à la douleur. Cette image de repli est renforcée par l’utilisation du mot « profondeur », créant un sentiment d’enfermement et d’intériorité où « les mots reposent », semblant enfouis dans cette profondeur. La narratrice se replie sur elle-même et tente de pétrifier son environnement émotionnel pour circonscrire la douleur des souvenirs. Cependant, la fragilité de cette pétrification est mise en évidence par les images minérales du poème, montrant que même les choses les plus solides peuvent être ébranlées par les vagues du passé.
    Dans le second poème, nous retrouvons la narratrice 28 ans plus tard, dans un environnement complètement différent. Le décor urbain et nocturne, humide crée une atmosphère un peu mystérieuse qui contraste avec le premier décor, blanc, clos (appartement vide), silencieux, minéral. Le poème est structuré en miroir, chaque strophe reflétant l’autre et formant ainsi une paire complémentaire. Les thèmes et les images évoqués dans chaque strophe trouvent leur équivalent ou leur écho dans la strophe correspondante du premier poème. De plus, le cadre, le décor semble s’opposer dans les deux poèmes. Le deuxième texte du poème se concentre sur le mouvement, la libération des souvenirs et des mots. Aux « vagues intimes retirées » le deuxième texte répond par les « quais offerts, songes de retour ». Le verrou de la mémoire a sauté et a libéré le flux du passé (« quais offerts »). Les souvenirs refont surface (« songes de retour »). L’image des « quais offerts, songes de retour » suggère une invitation à avancer (presque une invitation au voyage) qui contraste avec l’aspect pétrifié de la première strophe. Le vers « asphalte brillant sous l’ondée » poursuit le jeu de miroir entre les deux textes. Ainsi, « l’asphalte » peut être vu comme une surface similaire à la surface de la mer réfléchissant la lumière après « l’ondée », créant un effet de miroir. En outre, l’ondée est une petite pluie, de courte durée, légère et douce. Cette image peut être opposée aux « longues pluies » de la première strophe du premier poème, évoquant une tristesse profonde et persistante, une métaphore de la douleur et de la mélancolie et l’« ondée » peut être interprétée comme une représentation plus légère des émotions. Elle pourrait symboliser un moment de renouveau, de libération émotionnelle moins intense que les « longues pluies » du premier texte. Ce mouvement de libération est confirmé par les vers suivants. L’expression la « danse incandescente des larmes » peut être interprétée comme une référence aux émotions intenses et douloureuses symbolisées par la couleur rouge (« incandescente ») que les « peaux » ont cherchées en vain. L’image « Le soir, la ville en nous dissoute » suggère une fusion entre la narratrice et la ville, créant une dissolution des limites entre le moi intérieur et le monde extérieur. Cette dissolution des frontières peut être vue comme un processus de libération émotionnelle et d’acceptation des éléments extérieurs dans sa vie, mais aussi comme une fusion émotionnelle avec les souvenirs et l’essence de l’être aimé disparu. La narratrice a absorbé et intégré les souvenirs, les émotions et les expériences partagées avec la personne disparue. La « ville » peut symboliser non seulement l’environnement extérieur, mais aussi l’univers émotionnel et les souvenirs de l’être aimé qui sont maintenant en elle, métaphore grouillante et vivante. Le vers qui suit « Respirer l’air des chemins » renforce ainsi l’idée d’une renaissance. La strophe qui clôt le poème « Argile » évoque une rupture avec la source d’origine, symbolisée par la « roche mère ». Les mots se détachent de cette source pour former « des agrégats de terre ». Cette image peut être interprétée comme le processus d’émancipation de la narratrice, se libérant des souvenirs et de la douleur associés à la personne disparue. Les « mots » représentent ici l’expression et la création artistique, et leur éboulement suggère un acte de libération et de révélation de ce qui était enfoui. Le choix des mots « terre — Argiles, sables, limons » renforce cette idée d’émancipation. La terre est le symbole de la matière brute, des expériences vécues, et les différentes formes de terre représentent la diversité des émotions, des souvenirs. L’image du détachement de la « roche mère » reflète la manière dont la narratrice se détache du passé douloureux pour créer quelque chose de nouveau et d’authentique à travers l’acte de l’écriture.

    La référence à la « peau durcie des années » peut être interprétée comme le résultat de l’expérience vécue au fil du temps. C’est une peau marquée par la vie, les épreuves et les émotions. Cependant, cette peau « durcie » devient comme le parchemin le support sur lequel les mots s’éboulent et prennent forme, symbolisant la transformation de la douleur en création artistique. Un bel hommage à la poésie courtoise.

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    • Merci encore chère lectrice fidèle pour cette analyse si fine de notre double texte. Vous avez souligné notamment ce qui est au cœur de l’impulsion du poème d’origine, la tension entre la permanence apparente des choses et la fragilité des souvenirs, ainsi que l’émergence d’une figure maternelle chez les deux narrateurs sans doute.

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