Gouttes

Les gouttes d’existence coulent sur la peau durcie de la nuit étoilée. Tu poses tranquillement sur mes lèvres l’odeur humide du désir dans l’attente de l’aube. Nos corps complètent le dôme ténébreux recouvrant les parfums des sous-bois où nous oublions les lumières du passé, il n’y a de vrai que tes yeux rougis de fièvre, et le vent salé plaqué sur nos cœurs. Nous apprivoisons nos forces après chaque caresse endormie.

2 réflexions sur “Gouttes

  1. Le poème « Gouttes » ne se laisse enfermer dans aucune interprétation. Chaque lecture réinvente le monde onirique que le narrateur a habilement tissé. Cette lecture sera donc celle de l’instant. C’est aussi ce que propose le narrateur : vivre l’instant comme s’il s’agissait de l’ultime goutte d’existence puis l’effacer pour accueillir le suivant, dans un éternel recommencement. « Gouttes » serait-il une contre-proposition au poème « Lieu » qui opposait la nécessité d’un ancrage spatial et temporel pour assurer la pérennité d’une relation à travers son récit ? On verra que cela est beaucoup plus subtil.
    En effet, oublier pour mieux renaître comme promesse de vivre intensément chaque rencontre sous le dôme ténébreux d’un monde imaginaire offre une échappatoire au ressentiment du passé, à l’émoussement du désir ou encore à la possible perte de l’être aimé. Ce n’est pas seulement déborder la temporalité linéaire de l’existence humaine pour englober le temps circulaire de la nature, se fondre avec elle, c’est aussi intégrer un processus de réparation des blessures passées et retrouver les sensations dans leur plus forte intensité. Échapper au temps, créer une bulle atemporelle pour donner aux amants la possibilité de réparer une relation abîmée, d’esquiver les blessures liées aux temps qui passent n’est-ce pas une façon de faire rebondir le récit avec plus de force vers l’avant.
    Le poème s’ouvre sur l’image polysémique d’une nuit étoilée dont la peau durcie laisse glisser les gouttes d’existence. La nuit représente l’écrin dans lequel les amants se retrouvent à l’abri du regard du monde extérieur, mais aussi semble être la projection du désir des amants. À la fois couverture protectrice avec la personnification de la nuit à travers le terme de « peau » et ouverture vers l’infini, l’absolu puisque les deux termes « étoilée » et « désir » ont étymologiquement la même racine. Ils sont dérivés du mot latin sidus, sideris qui signifie étoile, constellation. (de desiderare « regretter l’absence de quelqu’un ou quelque chose ».)
    Cette image est aussi la juxtaposition des deux temporalités, celle infiniment vaste de la nuit qui s’inscrit dans un cycle circulaire perpétuel qui alterne lumière et obscurité, vie et mort qui dépasse la trajectoire humaine bornée des deux côtés, et qui apparaît plus fragile, plus vulnérable.
    La peau durcie fait tout autant référence à l’enveloppe qui recouvre les amants et les cachent des regards indiscrets, conférant à cette rencontre une aura onirique et mystérieuse, qu’à celle des amants eux-mêmes. En effet, la peau durcie peut être interprétée comme une carapace protectrice que les amants se sont forgée pour résister aux épreuves de la vie. Les blessures du passé, les déceptions, les ruptures ont pu rendre les amants plus méfiants et moins enclins à s’ouvrir aux plaisirs de la chair. Cette métaphore peut aussi traduire une certaine lassitude ou une difficulté à se laisser submerger par les sens. Cependant, ces gouttes d’existence peuvent évoquer, troisième niveau d’interprétation, à l’exsudation du plaisir charnel comme si le sanctuaire nocturne et des éléments naturels ranimaient la flamme du désir.
    Ce qui est confirmé dans la phrase suivante : « Tu poses tranquillement sur mes lèvres l’odeur humide du désir dans l’attente de l’aube ». Ces mots traduisent une forme d’apaisement, et de confiance retrouvée dans la relation avec l’amant, mais une forme d’assurance face à l’avenir puisque l’être aimée semble regarder la lumière du matin avec la certitude tranquille de recouvrer toutes les émotions perdues. L’amante est tendue vers ce désir qui la tire vers l’avant. Ce vers empreint de sensualité traduit à travers un vocabulaire doux et languide la renaissance d’un désir et d’une entente charnelle entre les deux amants.
    Cette idée est développée à travers l’image des amants se fondant avec la nature environnante présente dans l’expression « nos corps complètent le dôme ténébreux ». Peut-être, est-ce dans cette fusion avec les éléments, dans l’adoption de leur temporalité cyclique, que réside la sérénité de l’amante, avec la certitude de l’alternance du jour et de la nuit. C’est du moins ce que le lecteur souhaite voir dans l’image du dôme qui recouvre « les parfums du sous-bois » où les amants oublient « les lumières du passé. » La mémoire effaçant le passé lointain des blessures anciennes et la sensualité de la dernière nuit fait de chaque rencontre une rencontre nouvelle, une renaissance délivrant progressivement les amants d’un passé trop lourd et d’une routine pouvant engendrer une forme de lassitude. Cet oubli du passé ne peut être assimilé à une fuite, mais à une volonté de jouir de l’instant présent intensément comme s’il s’agissait d’une première fois, en gommant le ressentiment et les souvenirs douloureux qui interfèrent dans la relation charnelle. Ce qui éclaire le sens de la suite de la phrase : « il n’y a de vrai que tes yeux rougis de fièvre et le vent salé plaqué sur nos cœurs ». Les yeux rougis métaphore à la signification ambiguë qui peut renvoyer autant au chagrin du passé, qu’à l’insomnie liée aux nuits enfiévrées de passion, tandis que le vent salé renvoie à l’amertume des blessures du passé formant une barrière empêchant aux émotions de se libérer. Dans cette volonté des amants de se retrouver, la nature joue un rôle essentiel en exacerbant les sensations notamment celles liées à l’odorat et au toucher qui permet aux amants d’accéder à une sensualité primitive, originelle. Associée à la répétition cyclique du jour et de la nuit qui annule la temporalité linéaire de l’existence humaine, les amants espèrent retrouver cet élan spontané et neuf qui les animait dans le passé et faisait de chaque instant passé ensemble un moment d’éternité comme l’illustre la dernière phrase du poème : « Nous apprivoisons nos forces après chaque caresse endormie ». Une façon détournée d’apprivoiser la mort ou la perte de l’être aimé qui viendra inéluctablement. 

    J’aime

    • Merci chère amie pour cette belle interprétation du texte. Effectivement, « Gouttes » est un peu l’antithèse de « Lieu », un poème d’apaisement, presque d’abandon. Le rapport amoureux, l’acte charnel, sont évoqués dans un présent serein qui fait oublier les « blessures du passé » : les yeux rougis par une nuit d’amour, avec le sentiment d’avoir traversé un petit bout d’océan.

      J’aime

Laisser un commentaire