Soir

Parce que le rose était le mur
et le cœur des hirondelles
le vertige des nuages

Parce que le rose était sur toi
pluie de pétales emplis de la tige
feu mourant sur les lèvres de la nuit

Parce que je deviens l’origine
l’obscurité dans laquelle tu glisses
une dernière lueur, l’éblouissement

4 réflexions sur “Soir

  1. « Soir » est un poème dont l’écriture fragmentaire s’appuie sur l’anaphore et son titre pour porter un propos qui sans cela pourrait nous emmener dans bien des directions interprétatives.
    Composé de trois courtes strophes en vers libres, le poème contrebalance son écriture elliptique par son élément anaphorique « Parce que » et par la symbolique du rose qui traverse le texte, lui conférant, ainsi, une cohérence de rythme et de sens. « Parce que » résonne indubitablement avec la citation de Montaigne qui célèbre son amitié avec La Boétie, créant un parallèle fort avec la nature indéfectible du lien entre les deux amants du poème. Ce fil conducteur, incarné par la voix du lecteur, insuffle vie aux phrases du texte, que la narratrice adresse à la personne aimée. En effet, c’est la voix du lecteur qui lie les souvenirs décousus d’une relation entre deux personnes qui se sont trouvées, puis ont été séparées et qui reconstruit à chaque lecture la place laissée vacante par l’amant. 
    Ainsi, ce poème rétrospectif explore le thème de l’amour perdu dont le maintien du souvenir repose sur la narratrice et le lecteur pour résister à l’écoulement du temps. La couleur rose symbolise le sentiment amoureux et en souligne tout à la fois sa beauté et sa fragilité en l’associant au passage du temps et à fugacité de la vie. Il fait évidemment écho aux poèmes de Ronsard et de son sonnet « Mignonne allons voir si la rose » et au poème non moins connu de Marceline Desbordes-Valmore « Les roses de Saadi ».
    Mais la première chose qui frappe le lecteur demeure la grande sensualité et la douceur qui se dégage de ce poème. Les silences induits par l’écriture lacunaire, les images, le vocabulaire simple, la quasi-absence de verbes et d’adjectifs dans les vers permettent aux sentiments se déployer largement, lentement, sans brusquerie. Même le sentiment de perte se voile d’une aura douce. Rien ne doit ternir la belle histoire qui en devient alors plus poignante, émouvante. Le poème se fait beauté à l’image de sa fleur totem : la rose.
    Le texte commence par une double figure de style « Parce que le rose était le mur ». Cette image impose la couleur « rose » comme le thème central du poème. Cette couleur, métaphore du sentiment amoureux est tout d’abord vue comme une limite, ou comme quelque chose d’infranchissable, voire comme quelque de surplombant, d’écrasant. Le rose s’apparente à une montagne immense difficile à atteindre et à la fois à quelque chose de très léger, mobile, insaisissable comme le « cœur des hirondelles ». Des oiseaux graciles, toujours en mouvement, qui ne se posent jamais au sol, mais qui sont réputés pour leur fidélité et reviennent chaque année au même endroit. La narratrice a alors recours à des images qui n’enferment pas l’amour dans les limites d’une définition. Elle s’emploie plutôt à décrire ce que l’amour provoque chez les amants. Quelles sensations « le rose »  provoque physiquement, mentalement. Ainsi elle utilise la synesthésie dans l’expression « le vertige des nuages » pour faire passer l’idée que c’est un sentiment qui déstabilise et emporte les amants. Le terme « vertige » suggère la perte de repères, de contrôle. Les amants sont portés par la légèreté et la force du sentiment amoureux. Ils se trouvent littéralement expulsés du monde réel, transportés dans les nuages, dans un autre monde qui les élève dans un espace infini. Le sentiment amoureux se caractérise par son aspect mystérieux, que l’on ne peut expliquer qui tombe sur ses amants sans raison apparente. Ce qu’a si bien traduit Montaigne dans cette citation : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi ». C’est une relation de symétrie, inconditionnelle, totale, parfaite.
    Dans la seconde strophe, la couleur rose est associée à l’amant, il devient l’objet de l’amour, comme si Éros avait choisi sa cible et piqué de sa flèche l’amant qui se transforme en objet de désir. La narratrice utilise l’image de la rose pour décrire comment l’amour transforme la figure de l’être aimé en objet de désir. C’est presque un feu d’artifice de pétales qui auréole l’amant. La vue seule de l’être aimé suscite chez elle un transport proche du ravissement. Mais très vite, sans transition, mais avec beaucoup de délicatesse la signification du rose se décale doucement pour passer de l’amour-passion à la fragilité de l’amour et à sa fugacité comme la fleur du même nom. Il n’y a pas de moments intermédiaires entre « la pluie de pétales emplis de la tige » et « le feu mourant sur les lèvres de la nuit ». C’est pour mieux en souligner l’aspect éphémère. Il dure l’instant d’une étreinte, du moins c’est comme cela que la narratrice traduit la fugacité de l’amour.
    Dans ce poème, toute latitude est donnée au lecteur pour recréer le récit d’une histoire. À la fragmentation et à l’utilisation de l’ellipse, s’ajoute celle d’absence totale de ponctuation, y compris de point final. Est-ce une façon de refuser d’enterrer dans l’oubli le lien profond qui unissait les deux amants ? L’histoire reste suspendue dans un présent éternel, inachevée, réinventée en permanence par la voix du lecteur qui empêche la brèche ouverte de se refermer sur l’obscurité de l’oubli. L’espace de la page devient le monument qui matérialise la présence de l’être aimé disparu. La narratrice en un sens « devient l’origine » celle par laquelle, la mort échoue à détruire le souvenir d’un sentiment. Elle se transforme en démiurge, elle est le réceptacle des souvenirs de la relation amoureuse, « l’obscurité dans laquelle l’amant glisse ». Elle a le pouvoir d’oubli, mais aussi celui de ressusciter la relation par l’écriture poétique qui devient chant polyphonique par l’injonction qu’elle adresse à chaque lecteur de donner voix à l’amant. C’est aux lecteurs multiples qui ont la charge de donner leur voix unique à l’amant. De fait, « la dernière lueur » est ainsi toujours singulière et renouvelée. Le poème devient le langage qui fait fleurir en continu l’amour entre les deux amants. Il devient la rose qui se transforme en pluie de pétales pour célébrer l’amour des deux amants, l’éblouissement.

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    • Parceque c’était lui, parceque c’était moi, cette référence à Montaigne était inconsciente et pourtant bien présente, merci chère lectrice de l’avoir soulignée. La maternité est en effet subrepticement présente par l’image de l’origine, référence à l’origine du monde de Courbet et à ce mystère qui nous précède et que nous cherchons dans l’acte d’amour…

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