Rapa Nui

Une voyageuse quitte au petit matin le port d’une île bretonne, après que, pendant la nuit, l’île a essuyé une tempête. Sur la navette qui la ramène sur le continent, elle se remémore la journée de la veille : son arrivée en bateau, sa course sur le littoral jusqu’au déclenchement de la catastrophe dont elle pense être à l’origine, et sa rencontre avec les mystérieux naufragés d’un temps lointain. Elle évoque tour à tour la disparition de son père, les histoires de son enfance et l’étrange croyance qu’ils partageaient tous deux. Elle se souvient de sa découverte des pouvoirs du membranophone qu’elle a ramené de l’île de Pâques, île qu’elle nomme Rapa Nui d’après la langue polynésienne. L’histoire s’intitule également Rapa Nui, bien que paradoxalement, l’action se déroule à plus de sept mille milles marins de l’île de Pâques, en Bretagne. Les lecteurs ou auditeurs avertis pourront reconnaître le paysage de l’île de Sein et sa chaussée sur laquelle se brisèrent de nombreux navires.

A l’origine du récit, il y a la silhouette et l’allure d’une voyageuse appuyée au parapet bordant le pont supérieur du bateau traversant la mer d’Iroise entre l’île de Sein et Audierne. Sur ce pont ouvert, les passagers, la plupart recroquevillés dans leurs sièges, étaient transis malgré chandails et vestes. Seule une jeune femme blonde se tenait debout, sans masque (à l’encontre des mesures de protection de la compagnie maritime luttant contre la maladie qui sévissait depuis mars 2020), dans sa robe d’été à damier noir et blanc, indifférente au froid, et aux mouvements de la houle. Pour retrouver son visage et la revoir en pensée, il fallait lui donner une raison de revenir sur l’île. La fiction – je ne le savais pas encore – tenait son personnage principal, son début et son coda.

Restait à imaginer, en même temps que les étapes du récit, la voix intérieure de l’héroïne. Restait à lui prêter une voix humaine et à accompagner de musique le cours de ses pensées dans sa longue déambulation autour de l’île, réelle ou imaginaire. Restait enfin, au cœur même de l’écriture, à faire entendre le bruissement de la mer et inspirer le sentiment d’un temps suspendu, d’un équilibre naturel fragile qu’un souffle de vent pourrait briser.

Affamée

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1991

Je m’affame de nos silences, fausses jouissances où se perdent les mots.

L’absence hante les progrès du désir, mon ventre se creuse d’un nouveau murmure.

Puissance affamée, œuvre à la levée des mots dans notre gorge, érection douce de ton attente.

Ton sexe est attentif aux fleurs qu’il honore.

2022

Le ventre se creuse de solitude.

J’ai déployé autour de ma poitrine une nuit fulgurante, où je ne vois plus ta bouche.

Jouissance, jouissance, douce érection de l’attente au cœur des paroles nues restées dans ma gorge.

Je me suis affamée de notre silence.

Souffle

1991

Je me suis laissée dériver sur ton souffle – tu exhales l’odeur des fleurs qui s’épanouissent – ton souffle retenu fait vibrer mon ventre.

J’ai déambulé dans ton attente infinie, me suis apaisée dans ton immobilité – tu te recueillais, rêveur, dans ces fossiles, pelotonné au cœur d’intimes spirales, enroulement toujours ouvert sur toi-même, conque immobile qui palpite et vibre, patience inconcevable, attente bord à bord.

2022

Je déambule dans le souvenir de mon attente intime, apaisée par la chaleur de ton regard posé sur ma joue – tu recueillais dans ma voix les fossiles tapis au cœur d’infinies spirales, l’enroulement ouvert pour toi de ma chair, la conque patiente, désireuse de l’inconcevable baiser.

Je laisse pénétrer en moi ton souffle léger, légère comme une respiration retenue ; les rues exhalent une odeur de fleurs flétries.

Finir

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Une animatrice d’atelier m’avait un jour suggéré un texte titré Mademoiselle Encours (c’était l’époque surannée et coupable où l’on disait encore mademoiselle). L’idée était, je crois, de me faire travailler ce qui m’empêchait de terminer un écrit. De mettre un point final. Kafka écrivit dans son journal intime : Je n’arrive à rien finir, parce que je n’en ai pas le temps et que cela urge tellement au fond de moi. Sans me comparer à Kafka, je ne peux que lui donner raison. Tout court en décalage, surtout aujourd’hui, le temps mesuré par mes divers calendriers (Outlook, gmail) et celui que mon esprit met à saisir ce que je voudrais écrire (bien que je sois passée des carnets aux mails qu’on s’envoie, voire à l’enregistreur vocal du smartphone.)

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Fleur

1991

Leitmotiv, ma fleur d’éphémère, effarante, affolante douceur, dédale de chair parfumée, demi-ombre dans les lampes, réceptacle des corps traversés par des phrases que défont mes transports immobiles.

Leitmotiv, ma douleur dans laquelle ton visage attentionné puise sa limpidité, désir de cette fleur à tes côtés, affolante, effarante, éphémère douceur de l’éclosion incessamment renouvelée de celle que tu effleures.

2022

Leitmotiv, ma fleur de chair effarante, nécrophage, fleur de phrases perdues dans un dédale de silence, lèvres suppliantes de la douceur de tes mains et de ton visage améthyste, au parfum de nos sexes emmêlés.

Leitmotiv, ma fleur affolante de chair immobile, paroles et désirs assourdis, éphémère douleur de l’absence, attente de l’éclosion de l’obscurité dans ta demi-tombe où tu m’effleures toujours.

Deuil

Recueil

1991

Je suis tout ensemble, immobilisée devant ta porte, creusant à tes côtés l’abîme de mon corps ouvert, et dans les métros qui l’enlèvent et le ramènent à ton sexe pour un acte rêvé, la brève et douce exubérance distend chacun de mes instants en une vie de souvenirs futurs, entêtante douleur d’un amour d’ores et déjà endeuillé.

2022

Immobile, j’attends devant la porte l’invite secrète à creuser à ton côté l’abîme de mon corps. Je me déshabille en prolongeant ton regard sur ma nuque, et ma poitrine ouverte. Ton sourire flotte douloureusement sur les vitres de mes wagons d’oubli. J’oppose, pour le briser, mes plaintes à ton silence, tes mains lancinantes en deuil de mon sexe.

A propos du sens des mots

Nos phrases se lèvent. Elles sont le vent qui déplace les nuages, qui les entraînent de gauche à droite sur l’horizon. Des lignes neuves apparaissent, le grain de la falaise qui nous surplombe, la couleur mordorée du champ de ce côté-ci, l’ondulation verte des collines jusqu’au bout de ce monde. L’ombre abandonne la terre, l’ombre abandonne notre âme. Nous nous dévoilons, nous décidons, nous osons, étourdis de notre propre audace. La deuxième phrase peut alors naître. Tout le temps que la plume avancera, les nuages courrons dans le ciel. Ils seront notre paysage et nous chercherons les mots dans leurs rebords. Puis nous nous perdrons dans l’épaisseur noire des orages prochains. Notre âme se serrera. Nous nous cacherons, nous nous protégerons. Un épais silence précède le fracas de la pluie. Aline Angoustures

J’ai créé Le sens des mots en 2016. La ligne éditoriale du blog a tout de suite été de sortir du silence, des éléments de langage, des mensonges ou du brouhaha pour faire émerger le sens des mots, en poésie, en littérature et dans la société. Je me suis ambitieusement placée dans la ligne d’Albert Camus pour qui Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde

La ligne éditoriale étant posée, le choix était de faire un article par mot et des titres d’un seul mot. Dans la rubrique poésies le mot permettait de découvrir un poème et donc un auteur ; dans la rubrique vivre.com des textes courts et personnels sur un verbe et ses évolutions, sur un ton humoristique; dans la rubrique lectures des comptes-rendus de livres éclairant le sens d’un mot ; dans la rubrique société de longs articles sur un mot d’actualité ; enfin une rubrique bref pour de très courtes chroniques et l’inévitable reblog pour diffuser des articles d’autres blogueurs.

Cette aventure m’a beaucoup appris. J’y ai surtout retrouvé des amis poètes ou écrivains, rencontré des poètes, des auteurs, des débatteurs et enfin des amis et je veux ici rendre hommage à des blogueurs qui sont devenus très vite des amis réels et non seulement virtuels : Cincinnatus, Pierre Yves, Mots surannés, Maître Roger. Merci à eux et à tous ceux qui me « suivent » comme on dit ici…

J’ai été contrainte de mettre le blog en sommeil quelques temps mais j’ai le plaisir de vous annoncer qu’il va reprendre et évoluer.

La première nouvelle c’est que nous sommes deux désormais à tenir ce blog: Aline Angoustures et Philippe Moron.

Aline Angoustures, signataire de cet article, est historienne et archiviste et, en parallèle de sa vie professionnelle, écrit de la poésie et de la fiction. Elle a participé à des ateliers d’écriture et a rédigé un nouveau roman, 1500 francs, en 2022, non publié à ce jour. Elle travaille actuellement à une nouvelle fiction.

Philippe est ingénieur et, en parallèle de sa vie professionnelle, a suivi une formation d’arts plastiques en Allemagne pendant sept ans, et participé à de nombreux ateliers d’écriture à Lyon et à Paris. Il a écrit quelques nouvelles et rédigé un premier roman, Aparté, en 2021, non publié à ce jour. Il travaille actuellement à la rédaction d’une fiction, tout en poursuivant la création d’une série de peintures et collages. Sa première exposition de peinture, intitulée Lignes brisées, s’est déroulée à Lyon, dans les locaux d’Aleph-écriture les 25 septembre et 11 décembre 2022.


La deuxième nouvelle est que le rythme va revenir ! Un article par semaine, le vendredi, comme pendant les premières années, chers lecteurs et abonnés.

La troisième nouvelle est qu’il va s’enrichir et resserrer sa ligne éditoriale. Si, sous le nom d’Aline Angoustures, je vais poursuivre la rubrique Société en la centrant sur quelques sujets : la situation de la jeunesse dans notre société, l’islamisme la laïcité et les relations hommes-femmes, la poésie et la littérature prendront plus de place dans le nouveau blog.

Tout d’abord, Philippe Moron et moi allons publier sur le blog un recueil poétique à quatre mains sous le titre Miroirs. Le matériau d’origine de ce recueil est un ensemble de poèmes amoureux voire érotiques (n’ayons pas peur des mots) que j’ai écrit entre 1990 et 1998 pour mon psychanalyste. Il s’agit d’une illustration du très fameux transfert. Quoi de plus banal en somme ? 
Mais ces poèmes qui sont pour quelqu’un d’inaccessible, à qui ils ne peuvent pas même être adressés, se trouvent être dans la tradition de la poésie lyrique, héritée des troubadours telle que la décrivait Martine Broda. Il s’agit presque toujours d’une poésie dans laquelle, comme elle l’écrit « c’est au défaut d’un rapport sexuel absent qu’adviennent l’amour de la langue et la langue de l’amour ». Le poème est ainsi « l’amour réalisé du désir demeuré désir » comme l’écrit René Char. D’un bout à l’autre de la lyrique, le poème s’adresse à un autre perdu, inaccessible, mort, fictif, ou simplement à son nom. une poésie du désir d’autant plus forte que sa réalisation est impossible. 
Je les ai donc écrits (sans pouvoir faire autrement) et laissés de côté pendant des années, avant de pouvoir revenir à l’écriture pour d’autres projets. J’ai rencontré des camarades d’ateliers d’écriture dont Philippe, avec lequel nous avons relus et travaillés d’autres textes. C’est ainsi qu’est né le projet du recueil à quatre mains. 
Pourquoi ne pas reprendre ces poèmes dormants et y placer, en regard, les échos qu’il va y trouver, les transformations qu’il souhaite y apporter pour en faire, finalement, un recueil en ligne. 
Comme il y a près de 200 textes nous avons tout le temps de découvrir ce que cela donnera. Nous espérons simplement qu’ils vous plairons. Poème par poème, vers par vers, mot par mot, textes par textes. Ils ne dialoguent pas, ne chantent pas à l’unisson, mais l’un en contrepoint de l’autre.


Philippe Moron publiera des textes courts en prose, vous verrez qu’il écrit magnifiquement.

Et tout cela peut et va encore évoluer, grâce à vous aussi chers lecteurs !


Guerre

Nadia Tuéni dans le film Hamasat de Maroun Bagdadi, 1980

La guerre occupe et même hante notre actualité, en nous ramenant à d’autres guerres anciennes et à leurs lectures et relectures. C’est ce qui m’a amenée à choisir de l’évoquer avec une poétesse que j’ai beaucoup aimée, la libanaise Nadia Tuéni, et un texte extrait de ses Archives sentimentales d’une guerre au Liban (1982).

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