
Anna de Noailles, diaporama de Luc-Marie Pouech
Le poème J’écris d’Anna de Noailles (1876-1933) est l’un des très beaux poèmes de la langue française sur l’éternité au sens de « vie éternelle, après la mort ».
Dans ce texte en alexandrins, la poétesse traite du désir de beaucoup d’artistes de demeurer éternels par leur art : « J’écris pour que le jour où je ne serai plus on sache combien l’air et le plaisir m’ont plu », que « mon livre porte à la foule future combien j’aimais la vie…». Ce thème classique du poète acharné à surmonter sa propre mortalité grâce à l’art est l’un des fils conducteurs dans la poésie d’Anna de Noailles.
Comme la génération de poétesses à laquelle elle appartient, Anna de Noailles lie étroitement ce thème à la nature, « l’eau, la terre et la montante flamme » qui « en nul endroit ne sont si belles qu’en mon âme ». Le vitalisme¹ qui influence les poétesses de l’époque, conduit à créer une nouvelle image de la femme, une femme nature, proche de tous les règnes et espèces vivants, et dont le vœu le plus intime est de se fondre dans ce principe vital originel.
Enfin, cette éternité qui ressemble à la gloire, est aussi l’éternité de l’amour auquel renvoie sans doute l’alternance de rimes féminines (qui se terminent par –e, -es, -ent) et de rimes masculines : puisque la poétesse a l’ « ardeur » qu’un jeune homme lisant ses écrits l’accueille dans son âme et la préfère à ses « compagnes réelles », être donc « après la mort encore aimée ».
J’écris
J’écris pour que le jour où je ne serai plus
On sache combien l’air et le plaisir m’ont plu,
Et que mon livre porte à la foule future
Combien j’aimais la vie et l’heureuse nature.
Attentive aux travaux des champs et des maisons
J’ai marqué chaque jour la forme des saisons,
Parce que l’eau, la terre et la montante flamme
En nul endroit ne sont si belles qu’en mon âme.
J’ai dit ce que j’ai vu et ce que j’ai senti,
D’un cœur pour qui le vrai ne fut point trop hardi,
Et j’ai eu cette ardeur, par l’amour intimée,
Pour être après la mort parfois encore aimée,
Et qu’un jeune homme alors lisant ce que j’écris,
Sentant par moi son cœur ému, troublé, surpris,
Ayant tout oublié des compagnes réelles,
M’accueille dans son âme et me préfère à elles...
L’Ombre des jours, 1902
Traduction en anglais par Jethro Bithell
My Writing
For this I write, that when I lie in earth,
It may be known I loved the air and mirth,
And that my book to future races tell
How I loved life and nature passing well.
Attentive to the toil of towns and fields,
I marked what every changing season yields,
Since water, earth, and flames that gold refine
Are fairest imaged in this soul of mine.
I say what I do feel, what I behold,
With heart for which the truth was not too bold,
I who have had the hardihood to will
When I am dead and gone to be loved still.
And that young man reading what I wrote,
Feeling his troubled heart thrilled with delight,
Forgetting those who love him in the life
Should welcome me to be his best-loved wife.
J’écris lu par Anna de Noailles
Pour aller plus loin
La comtesse Anna de Noailles, née en 1876 et morte en 1933 à Paris est d’origine gréco-roumaine. Elle est la plus célèbre et la plus reconnue du groupe de femmes qui sont à l’origine de l’éclosion d’une poésie féminine pendant la Belle Époque, de 1900 à 1914 (Hélène Picard notamment en fait partie, j’en ai parlé ici).
Inspirée par le Romantisme et la poésie grecque, admiratrice de Ronsard et d’André Chénier, Anna de Noailles écrit une poésie lyrique. Dès son premier recueil paru en 1901, Le cœur innombrable elle rencontre un immense succès. Fréquentant le tout Paris, elle est de toutes les réceptions, poète et muse tout à la fois. Elle cultive les prétendants et entretient une longue correspondance amoureuse avec Maurice Barrès². Elle tient un salon littéraire. Proust l’appelle la femme – mage et elle et son mari serviront de modèle aux Gaspard de Réveillon dans Jean Santeuil : La jeune femme, née Crespinelli, était une poétesse de dix-neuf ans dont La Revue des deux mondes venait de publier des vers admirables. Rilke l’appelle la petite déesse impétueuse³. Elle se lie avec Colette et les deux femmes, parfois rivales, s’admirent. Elle est la première femme faite commandeur de la légion d’honneur en 1931.
La misogynie de l’époque explique qu’elle ne se soit pas vue décerner le prix Goncourt en 1903. Elle contribue donc à la création, en 1905, du Comité du prix Vie heureuse – actuel prix Fémina – dont elle est la première présidente.
Souffrant de problèmes de santé, Anna de Noailles s’est ensuite retirée dans sa chambre, où elle écrivait et recevait ses invités. Elle est reconstituée aujourd’hui au Musée Carnavalet face à la reconstitution de la chambre de Proust. Ses obsèques en 1933 sont suivies par dix mille personnes et Cocteau, comme Marie Curie et bien d’autres lui rendent hommage.
Alors que la destinée littéraire et la mort ont été le fil conducteur de son œuvre, elle a été ensuite oubliée pendant de nombreuses années avant que ne paraissent de multiples rééditions accompagnées d’études critiques en France et à l’étranger.On peut s’informer sur ce site qui lui est consacré.
Notes
¹ Doctrine métaphysique considérant que la vie n’a pas d’autre explication qu’elle-même. En biologie, il y a toujours eu deux grandes écoles opposées, celle des vitalistes et celle des mécanistes. Les vitalistes, qui croyaient que la vie était dirigée de l’intérieur, par une force spirituelle, l’élan vital de Bergson, par exemple, se sont progressivement effacés devant les mécanistes.
² Cette correspondance a été publiée chez Les éditions L’Inventaire en 1994. On peut écouter ici une conférence sur cette correspondance.
³ Sur les liens avec Marcel Proust: Luc Fraisse, » La Recherche avant la Recherche : Proust commentateur d’Anna de Noailles « , Publif@rum, 2, 2005 , URL :
Thank you for sharing this article and also the additional blog and website on the author.
Indeed, poets and poetry draw inspiration from the eternal and expresses sentiments/feelings after imaginations wandering to seek inspiration. Woven with such rich experience, every line of poetry becomes a treasure for readers. Interpreting poetry and understanding many facets is a journey into the eternal world. Poetry lives forever and the poet is immortalized when they are read.
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Suis très fière qu’elle était moitié roumaine. 🙂
Merci de cet article parfaitement documenté Aline!
Passez une excellente soirée
à très vite
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Ah oui bien roumaine ! Merci beaucoup pour votre commentaire. Bonne soirée et a bientôt.
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J’adore « j’écris » et c’est pour cette raison que je trouve la traduction décevante, comme toutes les traductions de ce qu’on aime vraiment finalement
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C’est ce qui m’arrête parfois pour publier des poèmes dans une autre langue ou la traduction est indispensable. C’est un travail exigeant la traduction
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