
William S.Merwin, source alchetron.com
J’ai acheté au marché de la poésie 2016, chez l’excellente maison d’édition Fanlac, L’ombre de Sirius de William S.Merwin dont la version originale, The Shadow of Sirius est sortie en 2008. J’y ai lu ce poème (Nocturne) qui m’a vraiment fait ressentir avec intensité le moment de la contemplation des étoiles dans un ciel d’été. Sirius est d’ailleurs l’étoile la plus brillante dans le ciel d’été, elle se lève et se couche avec le soleil pendant les jours les plus chauds de l’année, d’où son nom, qui veut dire ardent en grec.
Il est rare que la forme poétique permette de décrire les paradoxes de notre perception des étoiles : elles semblent briller au même moment car elles sont si loin qu’elles paraissent identiques : »Et à mesure que la nuit s’approfondit/d’autres luminaires commencent/à apparaître autour d’elles/comme si elles brillaient/au travers du même instant/d’une unique profondeur de l’âge » En réalité, il y a des distances entre elles telles que la lumière qu’elles émettent met une durée supérieure à celle de l’existence de la terre à nous arriver (La lumière voyage rapidement mais à 300.000 kilomètres par seconde, cela prend à la lumière plus de huit minutes pour aller de la plus proche étoile, le Soleil, à la Terre. Autrement dit, on voit le soleil dans l’état où il était il y a huit minutes. La lumière prend plus de quatre ans pour aller de l’étoile la plus proche du soleil qu’on connaisse à ici : »quoique le temps entre/chacune d’elles/et son plus proche voisin/contienne en intervalle/tout le devenir de la terre ». Paradoxe aussi que la terre soit plongée dans une lumière qu’elle n’émet pas et qui est émise par les étoiles : « tournant dans une lumière/ qui n’est pas la sienne ».
L’observation des étoiles amène une réflexion sur la présence et la mémoire humaine. La profondeur des ténèbres est associée à l’oubli dans lequel sont désormais les hommes qui ont nommé les étoiles, qui « émergent » « dans » leurs noms, la terre a « la trajectoire complète/de la vie sur elle » et cette vie emporte avec elle le souvenir, la mémoire des hommes « jusqu’à se rappeler lumière du jour/rires et musique lointaine ». Puisque, quand on regarde les étoiles, on regarde en fait le passé, on les voit comme elles ont un jour été, leur contemplation évoque les réflexions de Merwin sur la mémoire humaine:
Je crois que la mémoire est essentielle à ce que nous sommes. Nous ne pourrions pas nous parler sans mémoire et ce que nous pensons être le présent est en réalité le passé. Il est fait de passé. Le présent est un moment absolument transparent que seuls les grands saints voient occasionnellement. Mais le présent auquel nous pensons est fait du passé, et le passé est toujours un moment. C’est ce qui est arrivé il y a 3 minutes, et une minute, c’est ce qui s’est passé il y a trente ans. Et ils s’écoulent les uns dans les autres en vagues que nous ne pouvons prédire et que nous découvrons dans les rêves, qui ne cessent de nous amener sentiments et moments, dont certains que nous n’avons en fait jamais vus.
Je suis l’auteur de cette traduction et je m’excuse par avance de ses défauts mais voici l’original.
I think memory is essential to what we are. We wouldn’t be able to talk to each other without memory, and what we think of as the present really is the past. It is made out of the past. The present is an absolutely transparent moment that only great saints ever see occasionally. But the present that we think of as the present is made up of the past, and the past is always one moment. It’s what happened three minutes ago, and one minute, it’s what happened 30 years ago. And they flow into each other in waves that we can’t predict and that we keep discovering in dreams, which keep bringing up feelings and moments, some of which we never actually saw.
Nocturne
Les étoiles émergent une
à une dans les noms
qui furent dernièrement trouvés pour elles
tout au fond d’autres
ténèbres dont nul ne se souvient
par des observateurs dont les propres
noms étaient oubliés
plus tard dans le noir
et à mesure que la nuit s’approfondit
d’autres luminaires commencent
à apparaître autour d’elles
comme si elles brillaient
au travers du même instant
d’une unique profondeur de l’âge
quoique le temps entre
chacune d’elles
et son plus proche voisin
contienne en intervalle
tout le devenir de la terre
tournant dans une lumière
qui n’est pas la sienne
avec la trajectoire complète
de la vie sur elle
portée à brève réflexion
reconnaissance et angoisse
à partir d’une seule cellule évoluant
jusqu’à se rappeler lumière du jour
rires et musique lointaine
Traduit par Luc de Goustine
The stars emerge one
by one into the names
that where last found for them
for back in other
darkness no one remembers
by watchers whose own
names were forgotten
later in the dark
and as the night deepens
other lumens begin
to appear around them
as though they were shining
through the same instant
from a simple depth of age
though the time between
each one of them
and its nearest neighbor
contains in its span
the whole moment of the earth
turning in a light
that is not its own
whith the complete course
of life upon it
born to brief reflection
recognition and anguish
from on cell evolving
to remember daylight
laughter and distant music
Pour aller plus loin
William Stanley Merwin, plus connu sous la signature William S. Merwin ou W. S. Merwin, né le 30 septembre 1927, est l’un des grands poètes du siècle et l’un des chefs de file du renouveau de la poésie américaine après la Seconde Guerre mondiale. Encouragé par les poètes John Berryman et Ezra Pound alors qu’il était encore étudiant à l’Université de Princeton, il s’est tourné vers la littérature européenne et notamment la poésie des troubadours. Il a traduit Pablo Neruda, Jean Follain, Ossip Mandelstam, Le Purgatoire de Dante et bien d’autres fleurons de la poésie lyrique. Il est l’auteur d’une cinquantaine d’ouvrages de poésie, de traduction et de prose. Sous le titre Many Mountains Moving (2001), vingt-cinq poètes américains se sont réunis pour rendre hommage à celui en qui Mark Irwin voit « une sorte de Virgile contemporain » et que David St. John appelle « The Last Troubadour ».
William Merwin a été distingué par de nombreuses fondations et institutions, notamment par le Prix Pulitzer qu’il a reçu exceptionnellement deux fois, en 1971, puis en 2009 pour son dernier recueil The Shadow of Sirius. Il a été nommé « Poet Laureate » par la Bibliothèque du Congrès des Etats-Unis en 2010, la plus haute distinction américaine dans le domaine de la poésie. Plusieurs de ses ouvrages ont été traduits en français. Merwin a longtemps partagé sa vie entre les États-Unis et le causse du Haut-Quercy en France, où il possède une maison.
Ses vers, écrits dans un style non-ponctué, proche du langage parlé mais caractérisés par un grand lyrisme, ont influencé de nombreux poètes américains. Le thème le plus récurrent de ses poèmes est la séparation de l’homme et de la nature, qu’il juge désastreuse, et qui l’a amené à s’engager dans l’écologie et à vivre depuis 1970 dans une ancienne plantation d’ananas à Hawai, dont il a fait une palmeraie, The Merwin Conservancy, destinée à être un lieu de retraite pour des botanistes et des écrivains.
Merwin a été interrogé un jour sur le rôle social des poètes aux États-Unis. Il a répondu qu’il y a un espoir que la poésie puisse contribuer à sauver le monde en essayant de formuler ce qui peut-être dit pour les choses que l’on aime, tant qu’il est encore temps, que l’on exprime amour et colère en espérant que cela aura de l’effet. Cependant, ajoute-t-il à propos de sa propre évolution, « nul ne peut vivre seulement dans le désespoir et la colère sans détruire les choses pour la défense desquelles il est en colère. Il faut prêter attention aux choses qui nous entourent tant qu’elles sont encore là, sinon la colère est juste de l’amertume. » Encre une fois, c’est moi qui ai traduit, alors voici l’original complet:
I think there’s a kind of desperate hope built into poetry now that one really wants, hopelessly, to save the world. One is trying to say everything that can be said for the things that one loves while there’s still time. I think that’s a social role, don’t you? … We keep expressing our anger and our love, and we hope, hopelessly perhaps, that it will have some effect. But I certainly have moved beyond the despair, or the searing, dumb vision that I felt after writing The Lice; one can’t live only in despair and anger without eventually destroying the thing one is angry in defense of. The world is still here, and there are aspects of human life that are not purely destructive, and there is a need to pay attention to the things around us while they are still around us. And you know, in a way, if you don’t pay that attention, the anger is just bitterness.
Article sur la parution du livre aux éditions Fanlac
Une revue du recueil peut être lue ici (en anglais):
Vidéos:
William Merwin à Ventadour
William Merwin lisant un poème