Narcissisme

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A propos du livre de Christopher Lasch (1932-1994) « La culture du narcissisme, la vie américaine à un âge de déclin des espérances » (Champs Essai, 2006)

Alors que les médias sont remplis de phrases sur le narcissisme et qu’un nouveau coupable universel, le « pervers narcissique« , est apparu, il me semble intéressant de lire ou relire ce livre de Christopher Nasch dont l’original The culture of narcissim, American Life in An Age of Diminishing Expectations est paru en 1979.

Dans cet ouvrage l’auteur s’interroge sur la signification de l’émergence de la pathologie narcissique, en lieu en place des bonnes vieilles névroses obsessionnelles et hystériques, et est bien loin des conclusions simplistes que l’on tire souvent d’un concept psychanalytique assez complexe.

Tout d’abord son livre n’est pas la énième lamentation sur l’individualisme dominant et l’égoïsme des narcisses contemporains. Lasch insiste sur le fait que « les hommes ont toujours été égoïstes et les groupes toujours ethnocentristes » et qu’on ne gagne rien à affubler ces traits d’un « masque psychiatrique ». Le narcissisme n’est pas non plus pour lui « la simple antithèse de cet amour larmoyant de l’humanité (l’amour désintéressé de l’étranger) pour lequel plaide Erich Fromm sous le nom de socialisme ».

Lasch estime que le narcissisme est une réponse aux évolutions de notre société et c’est cet aspect qu’il étudie avec finesse. De très bonnes recensions globales du livre sont référencées en fin d’article et je me contenterais ici de relever trois éléments de ce livre dense qui me semblent particulièrement intéressants et qui éclairent des débats politiques actuels.

Le narcissisme est une défense contre un sentiment de menace

Presque tout le monde, aujourd’hui, écrit Lasch, vit dans un univers dangereux et que l’on ne peut fuir. Le terrorisme international, les violences de gangs qui menacent les villes, la violence raciale, la menace du chômage et la perte des assurances de la retraite, le fait que beaucoup d’emplois de bureaux ne demandent pas plus de compétences que des postes en usine, sont parfois moins payés que ces derniers et n’assurent ni prestige ni sécurité.

De ce point de vue le système économique dominant joue un rôle majeur en fragilisant les situations des individus, en valorisant des réussites médiatisées qui dépriment ceux qui s’y mesurent, en promouvant une consommation qui frustre ceux qui ne peuvent acquérir tous ces signes de bonheur.

Cette atmosphère d’insécurité est aggravée par « la propagande de mort de de destruction que diffusent sans arrêt les grands moyens d’information » et « l’absence de continuité » de celles-ci puisque la crise d’aujourd’hui cédera demain la place à une autre crise sans rapport avec la précédente ce qui « intensifie le sentiment de discontinuité de l’histoire, l’impression de vivre dans un univers où le passé n’éclaire pas le présent, et où le futur est devenu complètement imprévisible ».

Le narcissisme traduit la perte de l’autonomie et des responsabilités

Constatant le développement de l’assistance fondé sur une vision thérapeutique de la société et l’affaiblissement de la famille, Lasch estime que cette évolution impose aux contemporains une dépendance qui entrave leur autonomie et leur sens de la responsabilité. Avec de nombreux exemples, l’auteur estime ainsi que la justice médicale, tout comme la pédagogie et l’éducation éclairée, tendent à promouvoir la dépendance, en tant que style de vie. Or, la dépendance est au cœur de la pathologie narcissique.

Les modalités de la pensée et de la pratique thérapeutiques préservent leur objet, le patient, de tout jugement moral et l’exemptent de toute responsabilité morale…lorsqu’elle est appliquée de manière injustifiée, hors du cabinet de consultation, la moralité thérapeutique favorise la disparition permanente du sens moral. Il existe un rapport étroit entre l’érosion de la responsabilité morale et l’affaiblissement de la capacité d’autonomie.

Au fil des pages, on retrouve un constat paradoxal que nous pouvons faire au quotidien. Qui d’entre nous n’a pas relevé la coexistence d’un discours thérapeutique omniprésent et l’absence totale de capacité d’encadrer avec bienveillance et soutenir ceux qui sont en difficulté ? On affirme, par exemple, que l’enfant est « au cœur du système scolaire » mais c’est pour abandonner toute ambition de l’éduquer. On confond autoritarisme et autorité, on ne sait plus trouver cette combinaison indispensable d’autorité et de bienveillance. Ces observations rejoignent le constat de l’auteur qui évoque la disparition pure et simple de toute responsabilité de la part de ceux qui ont en charge la socialisation des enfants puis des adultes – parents, professeurs, juges, hiérarchies professionnelles– abandonnant en définitive les individus à eux-mêmes.

Le paternalisme sans père et la lutte contre les fantômes du passé

Nous sommes au cœur de débats politiques très actuels. Lasch, qui vient de la gauche, critique celle-ci de soutenir aveuglément l’idéologie du progrès et lutter contre des fantômes, focalisée sur un monde révolu (le paternalisme, l’autorité..) alors que le capitalisme d’aujourd’hui opprime avec d’autres outils que sont le relativisme, la pseudo-tolérance, la compétition, le culte de l’image.

La plupart des méfaits discutés dans ce livre, écrit-il dans le dernier chapitre, ont pour origine une nouvelle forme de paternalisme, (qu’il appelle le « paternalisme sans père ») qui s’est développée sur les ruines de l’ancienne, celle des rois, des prêtres, des pères autoritaires, des esclavagistes et des grands propriétaires terriens. Le capitalisme a, sans doute, rompu les liens de l’assujettissement personnel, mais recréé une autre dépendance, sous couvert de rationalité bureaucratique…il a maintenant élaboré une nouvelle idéologie politique, une sorte d’assistance publique libérale, qui absout l’individu de toute responsabilité morale et le traite comme une victime des conditions sociales.

Ce nouveau paternalisme

empêche les tensions sociales de s’exprimer politiquement, mais sans y porter remède. Comme ces tensions se manifestent de plus en plus en terme de criminalité et de violence aveugle, les critiques commencent à se demander si l’Etat-providence tient toutes ses promesses. De plus, le fonctionnement du système est de plus en plus onéreux. Même ceux qui restent fidèles aux prémisses fondamentales du capitalisme américain n viennent à s’alarmer de son coût croissant. On se met à écouter d’une oreille attentive des propositions qui tendent à remplacer l’assistance par un revenu minimum garanti ou par un impôt négatif.

Nous n’en sommes pas loin si l’on en croit des débats récents.

La critique des conservateurs sur la bureaucratie, estime-t-il cependant, si elle rappelle superficiellement celle des radicaux, en déplorant l’érosion de l’autorité, la dilution des normes à l’école et la généralisation de l’attitude permissive, refuse « d’établir le moindre rapport entre ces phénomènes et la montée du capitalisme monopolistique-entre la bureaucratie de l’État et celle de l’industrie.

Gauche ou droite ?

Lasch n’est pas aisé à « classer » suivant nos grilles droite-gauche. Influencé par Marx, Freud, l’École de Francfort, Jacques Ellul et Guy Debord, il affirmait lui-même, dans un ouvrage de 1991, « l’obsolescence du clivage gauche-droite » au motif que gauche et droite partageaient désormais « les mêmes convictions fondamentales ». Cette position rejoint celle de Jean-Claude Michéa grâce auquel il commence à être connu en France. Lasch est donc cité par des revues et des auteurs de tendances très différentes, et est tout autant revendiqué à l’extrême gauche que listé parmi les « nouveaux réactionnaires » par Daniel Lindenberg en 2002.

La reflexion de Lasch permet de plus de revisiter la notion de populisme. Si le populisme tel que représenté par le Front national ou Donald Trump, ou tel que pratiqué en Amérique latine comme l’étudie Renée Fregosi est aujourd’hui une menace, Lasch se rattache à une ancienne tradition populiste, celle qui prend ses racines dans la défense de la petite propriété, qui, au 18e et au début du 19e siècles, était généralement considérée comme la base nécessaire de l’esprit civique. Aux Etats-Unis, il se confond en partie avec le « républicanisme », qui ne se réfère pas au parti républicain, mais à une tradition politique pour laquelle les notions de bien commun et de vertu civique sont centrales. Ce populisme est à la fois anti-libéral et anti-étatiste, anticapitaliste et anti-collectiviste. Le populisme de Lasch, qui évoque les idées de George Orwell, et des hommes comme Georges Sorel, Edouard Berth ou Proudhon dans la grande tradition du socialisme français est, dit-il « la voix authentique de la démocratie ». Ses réflexions, avec d’autres, ont au moins le mérite de nuancer et discuter la notion et ses implications.

Quelques citations pour vous donner envie

Sur la création de besoins par les professionnels de l’assistance, une réflexion qui me semble très actuelle

De récentes études sur la professionnalisation de l’assistance montrent que lorsque celle-ci fit son apparition au XIXe et au début du XXe, ce ne fut pas en réponse à des besoins sociaux clairement définis. De fait, les nouvelles professions inventèrent un grand nombre des exigences qu’elles avaient pour mission de satisfaire. Elles jouèrent sur les craintes de maladie et de désordre, adoptèrent un jargon délibérément mystificateur, ridiculisèrent, comme rétrograde et non scientifique, l’autonomie ancrée dans les traditions populaires et créèrent ou multiplièrent ainsi (non sans opposition) la demande du public pour leurs services….La dépendance de la famille à l’égard des professionnels, sur lesquels elle n’a guère de contrôle, ne constitue qu’un exemple d’un phénomène plus général, à savoir l’affaiblissement de l’initiative et de la compétence courante, du à la croissance d’entreprises géantes et de l’Etat bureaucratique qui les sert.

Sur les victimes et le populisme

(extraits de l’excellente recension sur le site de Nicolas Rousseau de ma prochaine lecture de Lasch La révolte des élites et la trahison de la démocratie)

Ce qu’ils [les populistes] reprochaient à la production de masse et à la centralisation politique étaient qu’elles affaiblissaient l’esprit d’autonomie et la confiance en soi, et dissuadaient les gens d’assumer la responsabilité de leurs actions. Ce qui suggère que ces critiques sont plus convaincantes que jamais, c’est le culte de la victime et sa prédominance dans les campagnes récentes en faveur des réformes sociales. Par contraste, la force du mouvement pour les droits civiques, que l’on peut comprendre comme appartenant à la tradition populiste, c’est justement qu’il s’est toujours refusé à revendiquer une position morale privilégiée pour les victimes de l’oppression. Martin Luther King était un libéral dans sa théologie de l’évangile social, mais c’était un populiste quand il soutenait que les Noirs devaient assumer la responsabilité de leur vie et quand il faisait l’éloge des vertus petites-bourgeoises : travailler dur, rester sobre, cherche son progrès intérieur. Si le mouvement pour les droits civiques a été un triomphe pour la démocratie, c’est parce que sous la direction de King, un peuple rabaissé s’est métamorphosé en citoyens actifs, fiers d’eux-mêmes, qui, tout en défendant leurs droits constitutionnels, ont atteint une dignité nouvelle.

Sur la tolérance et l’exigence

La démocratie demande aussi une éthique plus stimulante que la tolérance. La tolérance, c’est bien joli, mais ce n’est que le commencement de la démocratie, non sa destination. De nos jours, la démocratie est plus sérieusement menacée par l’indifférence que par l’intolérance ou la superstition […] Nous sommes résolus à respecter tout le monde, mais nous avons oublié que le respect doit se gagner. Le respect n’est pas synonyme de tolérance ou de prise en compte de “modes de vie ou communautés différents”. Il s’agit là d’une approche touristique de la morale. Le respect est ce que nous éprouvons en présence de réussites admirables, de caractères admirablement formés, de dons naturels mis à bon usage. Il implique l’exercice d’un jugement discriminant et non d’une acceptation indiscriminée.

Pour aller plus loin sur le livre

Critique du New York Times

Sur le site Actu Philosophia

Sur les blogs

Brumes, blog d’un lecteur

Charybde

Une réflexion sur “Narcissisme

  1. I love this article.

    The thoughts discussed here are to be carefully read and I will definitely try to read it once more to interpret the discussions. well timed article I must say.

    Thank you for sharing these scholarly articles which are required to educate the mind to open up the thought process in a new direction.

    J’aime

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